Les folles semaines

J’écris entre deux portes, entre deux appels, en urgence ou à l’arrache, aurais-je dit si j’avais voulu ajouter un peu de familiarité au-milieu des formules parfois trop emphatiques qui me viennent quand j’écris trop rapidement. Des idées d’articles s’amoncelaient dans les débris de mon cerveau, la pile de copies à corriger devenaient plus petite, elle était même terminée dimanche à 18 h, et je regardais le désastre des élections européennes en pensant à l’analyse froide et distante que j’en ferais sur ce site, quand soudain apparut la dissolution de l’Assemblée nationale, que j’ai apprise par un SMS de ma mère : « La lutte finale c’est maintenant !!! » Trois semaines pour mener une campagne, cela crée un sentiment d’urgence, qui n’est finalement pas pour déplaire, et qui est avantageux à la gauche : tout le monde doit s’unir en vitesse pour survivre face au péril fasciste, on n’a pas le temps d’évoquer les sujets qui fâchent, même les syndicats se mettent de la partie pour soutenir le Front Populaire, car il y a encore derrière soi la colère vis-à-vis des 32% réalisés par l’extrême-droite dimanche soir. Alors lundi, ce furent des appels ici et là avec les différentes composantes de gauche de mon patelin, puis avec les syndicats pour la mobilisation de samedi (ce sera sans doute l’une des plus grandes manifestations de l’histoire de cette ville moyenne : il y a déjà plus de personne dans le groupe qui la prépare qu’il n’y eut de manifestants lors du dernier 1er mai). Toute une équipe est déjà prête pour la campagne rien que sur cette ville. Je dirais que l’envie d’en découdre est bien plus grande que lors des précédentes législatives : le Front Populaire, c’est la NUPES plus l’urgence absolue. Sur ces entrefaites, j’apprends que le logement dans lequel je devais aller habiter à partir d’août nous file entre les doigts parce que les locataires actuels ont fait je ne sais quelles magouilles qui mettent l’agence dans l’impossibilité de nous le garantir ; il faut donc récuser notre préavis de départ, puis chercher un autre logement. Un grand abattement et une grande fatigue nous tombe dessus. Tous ces trois derniers matins je me lève en me demandant : qu’ai-je fait aujourd’hui pour empêcher que le pays ne sombre sous le péril fasciste ? Sans doute pas grand-chose : des discussions avec des militants, un encouragement à y aller envers la personne que je pense le plus apte à faire gagner la gauche (et qui ne sera peut-être pas notre candidat, on verra), quelques messages sur les réseaux, en attendant la manifestation, les tracts, l’arrivée de la campagne en bonne et due forme, pour deux semaines seulement, après une première semaine qui aura déjà été bien folle. Je lisais Adorno, là aussi entre deux portes ou deux réunions, aphorisme par aphorisme de Minima Moralia. Juste avant, je lisais son cours sur Kant, mais à partir de dimanche soir je ne pouvais plus me concentrer correctement sur une œuvre aussi difficile, alors je reprends Minima Moralia, l’un de mes livres préférés, mais d’un désespoir si achevé, si inattaquable par sa lucidité et son absence totale de préciosité (ce qu’on peut reprocher par exemple à Cioran), que mon esprit s’abattait lui aussi, que je sentais le malin génie me démontrer que chacune de mes actions de ces journées était d’une vanité sans fond. Je n’ai pas cette capacité qu’ont beaucoup d’écrivains que j’apprécie de se retirer entièrement du monde, de n’avoir plus aucun espoir, aucune envie d’aucune espèce de relation sociale. Je continue de sourire bêtement, d’agir pour telle ou telle idée que je juge bonne et souhaitable pour la société, en contradiction complète avec mon intérêt profond, qui irait plutôt pour le regard lointain du critique qui tire à boulets rouges sans se soucier du résultat matériel. Le journal de Jérôme Orsoni, par exemple, traduit une posture qui me semble entièrement adornienne, c’est-à-dire réellement authentique : un détachement vis-à-vis des mondanités (au sens large) qui permet de s’occuper de la description/dissection de cette société qui cherche sans cesse à nous avilir. Cependant, avant même que j’ai pu réfléchir, j’ai pris mon téléphone et recommencé à militer. Même après avoir écrit ceci, je vais reprendre le téléphone, envoyer tel ou tel message pour inciter à militer. Les tripes parlent, elles disent que je dois faire ceci ou cela, ne pas me résigner à ce désastre historique, garder l’espoir d’un retournement, susciter l’espoir autour. Tout arrive en même temps, dans l’urgence. Quand j’y réfléchirai plus tard, peut-être me jugerai-je de haut, ou alors serai-je content de pouvoir simplement dire : j’ai essayé, je n’ai pas rien fait, peu importe le résultat, je ne pouvais rien faire d’autre.

2 réflexions sur “Les folles semaines

  1. je suis touché par ce besoin de militantisme et je vous souhaite tout le succès possible, mais cette façon d’invoquer le spectre du fascisme est une erreur. Le RN n’a pas grand chose de fasciste, ce n’est pas un mouvement militariste de masse, c’est un parti vaguement populiste à la Berlusconi/Meloni, sans leader charismatique, sans la moindre prétention à créer une société alternative. Votre ennemi est beaucoup moins excitant et dangereux que vous ne le fantasmez…

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    1. Vous avez raison pour le fait que le RN n’est pas un parti à l’idéologie fasciste. Il y a quelques liens vagues, mais un peu comme le marxisme au sein de LFI, parti pas du tout marxiste par ailleurs. Néanmoins, dans ma circonscription, le RN investit une candidate Reconquête, dont le discours est fasciste jusqu’au bout des ongles. Le danger est bien là.

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