L’étrange couleur

En me promenant le week-end dernier aux alentours du lac du Bourget, j’ai atterri au musée Faure, à Aix-les-Bains, juste avant la fermeture du soir. J’ignorais l’existence de ce musée, et c’est par un concours de circonstances que j’y entrais, une place gratuite à la main.


Je ne m’attendais à rien. La collection constituée par le legs Faure m’a surprise par sa qualité, tout comme les autres œuvres présentées : deux beaux Foujita au rez-de-chaussée et une magnifique collection d’œuvres de Rodin au deuxième étage, dont Roméo et Juliette, La Danaïde et L’Éternel printemps, autant de corps tordus de désir et de douleur, finement sculptés dans le bronze. J’errai parmi ces œuvres, détaillant tout, admirant le génie du sculpteur, avant de descendre au premier étage pour y découvrir la collection impressionniste du docteur Faure. Rien n’était extraordinaire, mais tout semblait savamment choisi, définissant une unité forte, celle de l’univers visuel d’un collectionneur affectionnant les paysages contrastés.

Ainsi, je passais de tableau en tableau, appréciant ici un trait de pinceau habile, là un jeu de couleur heureux, lorsque mon œil s’arrêta sur une petite toile de Degas absolument éblouissante, Les Danseuses mauves. Que lui ai-je trouvé de plus que les autres Degas que j’avais pu voir auparavant ? C’était la couleur. Mon œil a été littéralement happé par celle-ci, un mauve exceptionnel, iridescent, comme je n’en avais jamais vu sur une toile. Cette couleur semblait se soustraire aux marques du temps et vivre par sa matière concrète, épaisse presque, comme fraîche. C’est comme si, devant mes yeux, le peintre avait saisi son pastel pour y tracer le trait des robes. Les remarques les plus attendues que j’aurais pu écrire au sujet de cette toile de Degas – l’amour du mouvement plus que du sujet, l’angle de vue photographique, plongeant, l’importance du sol et des contours – se sont évanouies dans la certitude qu’il n’avait peint cette toile que pour nous faire voir cette couleur. Le fond, d’ailleurs, paraissait complètement incohérent : les danseuses semblaient s’étirer au sommet d’une falaise plus que devant un quelconque rideau ou décor d’opéra. Le bleu de la mer, les reflets des rochers, des buissons, tout renvoyait à l’œil le mauve du tulle. Un mauve tout sauf uni, mélange entre un violet lilas très pâle et un bleu turquoise des plus lumineux, s’assombrissant à la courbure des reins.


Ce que j’ai ressenti face à cette toile m’a rappelé quelques propos de Valéry dans Degas, danse, dessin (« Voir et tracer ») : « Il y a une immense différence entre voir une chose sans le crayon dans la main, et la voir en la dessinant. Ou plutôt, ce sont deux choses bien différentes que l’on voit. Même l’objet le plus familier à nos yeux devient tout autre si on s’applique à le dessiner : on s’aperçoit qu’on l’ignorait, qu’on ne l’avait jamais véritablement vu. L’œil jusque là n’avait servi que d’intermédiaire. Il nous faisait parler, penser ; guidait nos pas, nos mouvements quelconques ; éveillait quelquefois nos sentiments. Même il nous ravissait, mais toujours par des effets, des conséquences ou des résonances de sa vision qui se substituait à elle et donc l’abolissaient dans le fait même d’en jouir.

Mais le dessin d’après un objet confère à l’œil un certain commandement que notre volonté alimente. Il faut donc ici vouloir pour voir et cette vue voulue a le dessin pour fin et pour moyen à la fois. »


L’espace d’un instant, j’eus l’impression d’entrer dans l’œil du peintre.

Degas, Les Danseuses mauves, vers 1900.

Une réflexion sur “L’étrange couleur

Répondre à Mylène Gauthier Annuler la réponse.