Depuis longtemps je voyais passer des #writever sur les réseaux et, ce mois-ci, je m’y suis mis. Le principe est le suivant : pour chaque jour du mois est proposé un mot. Chaque participant écrit un petit texte inspiré par ce mot, de manière assez libre, si possible un par jour (mais souvent, on prend un peu de retard, vite rattrapé.) Je l’ai fait sur Mastodon, sur le serveur piaille, où j’étais limité à 500 caractères, ce qui permit d’éviter les dispersions.
Les comptes des personnes ayant proposé les mots en question se trouvent en bas à droite de la photo de couverture, que je remets ci-dessous. Merci à elles.

1. Probabilité.
Comme chaque matin, il se mit devant son paquet de feuilles blanches à 8 h. Il était un esprit rationnel et organisé mais, dans sa mansarde de la banlieue nord, il avait quand même cet idéal romantique du savant inconnu qui résout les problèmes essentiels du monde dans le silence et l’indifférence. Il fallait qu’il parvînt à ce théorème qui révolutionnerait l’étude des probabilités. Seulement, le plus probable restait qu’il abandonne à 8 h 27 et sorte prendre l’air.
2. Mathématique.
Il avait organisé sa vie selon la rigueur mathématique, ce qui avait ôté à toute son existence la moindre étincelle de sens. Devant un choix, il songeait au principe d’incertitude, et déjà toute impulsion s’était enfuie de lui, il ne savait plus quoi faire, alors ses fonctions mentales tendaient vers zéro. « Il n’est pas fou, disaient ses amis, il a juste pris son travail au sérieux. » Ce à quoi il aurait ajouté : « Le plus logique, c’est d’être fou. »
3. Foret.
Il pensa qu’on pouvait écrire des poèmes rien qu’avec du vocabulaire technique, qui frapperait les littéraires par son aspect exotique. Ainsi, voulant percer un trou dans le mur, il contempla d’abord, au bout de la perceuse, son foret à rainures hélicoïdales, aussi nommées goujures, et le listel entre elles. Il inspecta l’angle de dépouille, pensa au fait que la coupe était exothermique. Il y avait tant de matière à écrire qu’il ne perça jamais de trou dans le mur.
4. Aléatoire.
Quand il avait commencé à écrire, il disposait de manière aléatoire les mots sur la page, en choisissant ceux dont les sonorités lui paraissaient les plus profondes : maelstrom, zéphyr, amplitude, entre autres. Plus tard, il s’aperçut qu’il fallait faire des phrases, peut-être même leur donner un sens, assembler les pensées dans un discours. Mais plus il construisait, plus il pensait que cette construction était une autre forme d’aléatoire, simplement plus sophistiquée.
5. Transformer.
la graine se transforme en fleur
le pion se transforme en dame
l’amour en haine et la haine en amour
un rien devient le tout
tandis que le tout n’est rien
ainsi un jour on se réveille
différent
en ayant oublié
ce que c’était d’être
identique
6. Algorithme.
Il avait beau essayer, il n’arrivait pas à réunir la poésie et les algorithmes. Pourtant, le mot « rythme » se trouvait dedans, c’était prometteur. Il tenta une métaphore filée de l’alexandrin comme algorithme, mais c’était bancal, presque aussi bancal que les réponses de ChatGPT quand on lui demande d’écrire un poème.
7. Réseau.
Autrefois, il y avait toute une théorie philosophique du réseau, qui allait nous sauver du système pyramidal. Le potentiel émancipateur de cette image était évident. Et puis, les années passant, il se passa l’habituelle récupération : le management et les armées ont repris l’idée et l’ont appliquée à leurs dynamiques de domination. Les pyramides ne luttent plus contre les pyramides, ce sont les réseaux qui luttent contre d’autres réseaux.
8. Neuronal.
Les années ayant passé, on était arrivé à reconstituer un système neuronal artificiel. Les perspectives pour les évolutions de l’IA étaient immenses, mais jamais on ne parvint à faire fonctionner correctement ce système : sur les milliards de connexions, il y avait toujours un réseau de synapses dysfonctionnelles, qui empêchaient un passage ou deux, rendant les réponses absurdes. On ne comprit jamais la logique de ces dysfonctionnements. Cela ressemblait à une blague.
9. Approfondir.
Sur tous ses bulletins scolaires, l’appréciation était : « Bon ensemble, mais vous devez approfondir votre travail. » Il ne comprenait jamais cette phrase. Fallait-il plus d’heures de travail ? Fallait-il qu’il se concentrât plus durant son travail ? Fallait-il qu’il fût globalement moins con ? Il finit par résoudre ce problème existentiel en se disant que ce devait être l’appréciation que mettaient les professeurs quand ils ne savaient pas quoi écrire.
10. Antagonistes.
Comme dans toute bonne histoire, les antagonistes se trouvaient en lui-même, et ses adversaires extérieurs n’étaient en quelque sorte que des fantômes. Un côté de lui annonçait sa défaite, l’autre l’encourageait vers la victoire. Un dernier côté, car il y en avait un troisième, lui indiquait que ses concepts de victoire et de défaite étaient erronnés. Finalement, une quatrième voix était d’ironie douce, et lui disait en riant de ne pas trop s’en faire.
11. Générer.
Générer un scandale était chose facile. Il suffisait de s’en prendre à une génération. Les vieux comme les jeunes se traitaient mutuellement de dégénérés. Ils semblaient ne pas voir l’implicite de cette insulte, à savoir que tout ce qui s’écarte du gène devrait être perçu négativement. Un eugénisme latent se tenait dans l’ombre, mais seuls quelques-uns semblaient gênés.
12. Arbres.
La métaphore de l’arbre avait semblé éculée, clichée, déliquescente. On lui avait substitué tantôt celle de l’usine, tantôt celle du rhizome. Mais soudain, les arbres étaient revenus sur le devant de la scène, d’une autre manière. Ils ne signifiaient plus les racines métaphysiques ou identitaires, mais la possibilité d’un air frais.
13. Décisionnelle.
Dès l’instauration du Gouvernement des Philosophes fut mise en place l’Autorité Décisionnelle, comité réunissant dix Éminences, qui devaient trancher les sujets les plus importantes pour la Communauté Pensante. Cependant, la première réunion s’empêtra dans le concept de Décision, quand on mentionna le fait que les affects humains étaient trop nombreux pour pouvoir se réduire à une causalité simple. Depuis, le débat fait rage, et aucune décision ne fut jamais prise.
14. Convolution.
J’apprends par Wikipédia qu’un réseau neuronal convolutif est un réseau neuronal artificiel. De là à dire que la convolution (con-volution) est l’évolution des cons, il n’y a qu’un pas (pas con… ou pas… compas). En traitement d’images, une matrice de convolution est un filtre numérique. Disons donc que la convolution aura fait de nous des cons évolués, mais nous aura aussi permis de masquer la connerie. Pas con.
15. Gradient.
Abandonnant la poésie et la philosophie, il voulut se remettre aux sciences dites exactes, et reprit son vieux rêve d’y comprendre enfin quelque chose. Il s’attaqua à la notion de gradient. Cependant là encore, dès les définitions simples, le concept de champ le perdit dans des dérives brumeuses. Il finit par se sentir lui aussi une variable dans l’espace, et laissa tomber toute recherche de point et de plan.
16. Récurrents.
Il voulait créer des poèmes sur le principe du raisonnement par récurrence. À partir d’un mot, on déterminerait le mot juste et beau qui devrait logiquement le suivre, et ainsi de suite. Le classicisme devait avoir été un rêve de ce genre. Le risque était d’arriver à simple langage formel, navrant justement parce que sans risque. En somme, le bon poème serait une page de dictionnaire.
17. Prédictive.
Il avait utilisé toutes les méthodes possibles d’analyses de données. Son IA, la plus performante jamais créée, avait réussi à aspirer et synthètiser toutes les données produites par l’humanité depuis sa naissance. Il allait enfin atteindre son but, prédire l’avenir avec certitude. La conclusion finale fut néanmoins la suivante : la seule prédiction vraie sera toujours celle qui affirmant purement et simplement que toutes les autres prédictions seront fausses.
18. Classifier.
Il faisait des listes à n’en plus finir. Il aimait s’y perdre. Dans sa liste de chose à faire était écrit, parmi d’autres élément : « réorganiser la liste de choses à faire ». En référence à Gide, dans chaque liste se trouvait le tiret : « écrire Paludes » ; en référence à Borges, un tiret : « tout ce qui n’est pas dans cette liste » ; et un tiret : « arrêter d’accumuler les citations littéraires ». Ses listes étaient donc l’exact contraire d’une classification.
19. Statistiques.
Une note plus personnelle, en lien avec le texte précédent. Ceux qui me suivent savent que j’ai une passion absurde pour les listes et les statistiques. Via SensCritique, je sais à peu près tout ce que j’ai lu dans ma vie.
J’ai été sensibilisé aux questions féministes, et j’en suis venu à quelques calculs, souvent effrayants. Par exemple, si je voulais avoir lu autant de livres d’autrices que d’auteurs, il faudrait que je ne lise que des autrices pendant trois ans.
20. Données.
Il avait un rapport mystique aux données. Comme les anciens le faisaient avec la Kabbale, il interprétait les suites de chiffres de la Bourse, mais surtout son nombre de vues sur les réseaux sociaux. Son idée était de trouver non pas la clef imparable du succès, mais le fantôme dans la machine, qui pour lui n’était pas une image, mais une réalité. C’est le dernier bug du système qui le ramena à l’athéisme numérique, c’est-à-dire le retour aux religions traditionnelles.
21. Variables.
L’École du Nouveau Management lui avait appris à tout traiter comme variables d’ajustement : matériels, collègues, subalternes, supérieurs, et bien entendu toute considération éthique. Il était Poséidon dirigeant des étendues liquides ; l’Entreprise était un grand fleuve où l’on se baignait dans un flux sans cesse nouveau. Ce n’est que trop tard qu’il comprit qu’il était lui aussi une variable d’ajustement, un liquide qui fut vite emporté par le courant, puis évaporé.
22. Renforcer.
Parfois il songeait qu’il lui fallait renforcer son esprit, puis il se rendait compte que cela ne voulait rien dire. Du moins, rien de bien précis. Il avait beau avoir étudié les sciences cognitives, il n’en était pas plus avancé sur la notion d’intelligence ; au contraire, il avait bien plutôt perdu des certitudes et des demi-vérités. Il n’y avait dans l’esprit ni arme ni citadelle, peut-être même pas d’esprit.
23. Robuste.
Il fallait enfin en finir avec toutes les métaphores, disait-il. On lui proposait le mot « robuste », et déjà il pensait à son esprit (cf. #writever d’août n°22), cherchait la robustesse d’une langue ou d’une pensée. Il avait tout un travail de vengeance à accomplir sur ses mots, le même dont parle Mathieu Bénézet dans « … Et nous n’apprîmes rien ». Il n’était sûr ni du sens ni du but de cela. « Sens » et « but » étaient peut-être aussi des métaphores, et des plus robustes…
24. Incertitude.
En 1925, sur l’île d’Heligoland, Werner Heisenberg eut, dit-il, la révélation de la mécanique quantique. C’était deux ans avant d’énoncer le principe d’incertitude, huit ans avant de s’engager comme propagandiste nazi. Chargé des recherches nazies pour créer la bombe atomique, il ne parvint pas à sa réalisation et prétendit, en 1945 et 1946, qu’il avait sciemment saboté ses recherches. Sur ce dernier fait demeure l’incertitude.
25. Explicable.
Lors de l’écrit de philosophie des ENS, j’ai eu l’immense joie de tomber sur le fameux sujet : « Expliquer ». C’est la seule fois que j’ai entendu une salle de 1000 personnes rire en retournant une feuille. L’existence même de ce sujet paraissait inexplicable, c’en était peut-être la profondeur. J’ai de mon côté eu une note passable, sans doute parce que, comme je m’en rendis compte en sortant, j’ai traité « L’explication ». Je ne me l’explique pas.
26. Apprentissage.
Les derniers travaux en sciences cognitives ont montré que l’apprentissage de la lecture mettait en jeu, chez chaque individu, des trajets différents dans le cerveau. Cela signifie qu’il n’existe aucune méthode convenant à tous, ni même peut-être à la majorité des enfants. La suite logique devrait être qu’il faut un professeur par élève, ou à l’extrême limite pour quatre ou cinq. Tout est à reconstruire.
27. Automatiser.
On a cru que l’automatisation nous ferait gagner du temps. On a finalement perdu des emplois ouvriers, remplacés par des emplois plus spécialisés ; les gens en échec scolaire, ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient se « réorienter », ont été sacrifiés. Dans le quotidien, une caisse automatique, c’est aussi le travail transféré au client. De même pour la numérisation. On a son emploi, ou son chômage, et on fait des dizaines d’actions en plus, classées en « loisirs ».
28. Optimiser.Automatiser, optimiser, être résilient, devenir efficace. Les injonctions à la réussite personnelle dans toutes les actions banales de la vie sont devenues innombrables. Dans le travail, surtout. Le problème, c’est qu’on nous demande de fonctionner de manière optimale, alors que l’ensemble du monde mécanisé-numérique dysfonctionne. À la caisse automatique, tel produit ne passe pas ; la queue s’allonge derrière vous ; vous êtes rendu coupable du dysfonctionnement.
29. Couche cachée.
Dans ses rêves, il activait lui-même la couche cachée de chacun de ses neurones. Cela durait des heures mais, comme les rêves ne durent en réalité que quelques secondes, il était possible qu’il activât en fait consciemment chacun des élément neuronaux qui allaient servir au réveil. Il songea un jour que cela signifiait que ses rêves consistaient uniquement en son réveil.
30. Chaînes de Markov.
Même avec toute la meilleure volonté du monde, il ne put comprendre ce qu’étaient les chaînes de Markov. À quel niveau de mathématiques cela correspondait, il ne voulait pas le savoir ; si cela se trouvait, son incompréhension signifiait qu’il n’avait pas le niveau requis en fin de collège. Il avait donc le choix entre les jeux de mots (enchaînement, chêne, cheh / marquer), et un texte sur l’incompréhension. Il n’en fit rien.
31. Intelligence artificielle.
Il y a un texte de Franz Werfel, dans lequel des scientifiques parviennent, au bout de nombreuses années, à intégrer tout le savoir humain dans un ordinateur.
Pleins d’excitation, ils allument cette intelligence artificielle et lui posent la question fondamentale : « Dieu existe-t-il ? »
L’ordinateur répond : « Maintenant, oui. »