Note sur le tragique moderne

Dans l’article « Où en est la tragédie ? »[1] de Yukio Mishima (1949), je lis cette idée que le tragique est devenu difficile pour les Modernes, contrairement au comique, qui leur va de soi. La tragédie est selon lui « en rébellion contre la modernité ». Il parle entre autres des dramaturges français à la mode à l’époque (Sartre, Cocteau, Giraudoux, Mauriac), qui ont emprunté aux mythes tragiques leur sujet, mais l’ont traité sur le mode du drame, en remplaçant les aspects tragiques par du cynisme. Il parle d’une aspiration au tragique qui ne saurait tarder à s’exprimer, et on se doute qu’il pense à ses propres pièces, bien moins connues du lecteur français que ses romans, et qu’on peut trouver dans les Cinq Nô modernes chez Gallimard (trad. Marguerite Yourcenar), ou plus récemment dans le volume Théâtre chez l’Atelier akatombo (trad. Patrick de Vos, Alice Hureau et Corinne Quentin), -il pense aussi, sans doute, au tragique terrible qui parsèmera ses romans, et nous ne pouvons nous empêcher de songer au spectacle tragique que fut son propre suicide[2].

Je ne commenterai pas cette distinction en tant que telle : un théoricien aurait sans doute envie de la démonter pièce par pièce, et d’ailleurs l’article de Mishima cite un critique japonais dont la théorie lui est exactement contraire. Cela m’a simplement évoqué une affirmation de Heiner Mûller qui s’était gravée dans ma mémoire et que j’ai plusieurs fois notée dans mes carnets pour y réfléchir, à savoir : « Nous ne serons pas à bon port tant que Shakespeare écrira nos pièces. »[3] Je la comprends ainsi : si Müller ressent la nécessité de réécrire des pièces de Shakespeare (Hamlet et Titus Andronicus notamment) et d’autres tragédiens (Sophocle, Corneille et d’autres), c’est que l’Histoire est demeurée source de tragédie. Cela signifie que l’Histoire n’est pas terminée, que le « bon port » n’a pas été atteint. Pour Heiner Müller, vivant en RDA, c’est le signe que l’arrivée du communisme n’a pas mis fin aux tensions, pas du tout même. L’utopie n’exista que dans la propagande et pas dans le réel. Dans Hamlet-machine, la scène centrale se situe durant l’insurrection de Budapest en 1956, dans Germania Mort à Berlin, c’est la grève de ouvriers est-allemands écrasée dans le sang en 1953 : que le tragique demeure signifie que le communisme fut un échec. Seulement quand les tensions humaines et la violence seront abolies, nous n’aurons plus besoin de lire Shakespeare. Mais ce ne sera pas forcément une bonne nouvelle : l’impossibilité de lire Shakespeare dans un monde utopique est le thème central du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley…

La modernité contient l’idée d’un processus vers l’avant, d’une progression constante, qu’elle soit perçue comme positive ou non : que ce soit progrès ou déclin, c’est le genre comique qui en parlera le mieux. Si on ressent le besoin d’écrire des tragédies, c’est que rien ne bouge : nous n’avons pas progressé depuis Shakespeare, voire depuis Sophocle.

C’est à cela que j’arrivais, avec mes classes de Première, quand nous étudions Incendies de Wajdi Mouawad. Le propos que je tiens là touchait ou non certaines classes, le plus probable est que personne n’en ait rien retenu, tant toute l’année de Première est tournée vers un absurde bachotage, où tout est pensé en termes stratégiques : la majorité des élèves ne présentait pas Incendies, et ceux qui présentaient Incendies devaient d’abord se conformer à l’exercice d’oral du baccalauréat avant d’y introduire une quelconque réflexion pertinente, qui ne pourrait être là qu’en couronnement et non au commencement. Ce que je disais, donc, c’est que si Mouawad en est venu à écrire un cycle tragique, Le Sang des promesses, et si Incendies reprend tant les codes de la tragédie antique, pour parler de la guerre au Liban des années 1970, c’est que, sourdement, se tient un propos sombre : nous n’avons pas progressé. Nous ne sommes pas modernes : les schémas de violence se répètent. Quand je parlais de cette pièce, je disais aux élèves : elle s’inspire de la guerre au Liban, mais la structure décrite est la même pour parler de la guerre en Yougoslavie, de la guerre en Syrie, de la guerre en Ukraine. Cette pièce en répète d’autres et se répète elle-même ; nous en revenons au tragique parce que nous n’en sommes pas sortis ; et c’est cela, le cœur de la tragédie.


[1]Yukio Mishima, Ecrits sur le théâtre, trad. Anne Bayard-Sakai, édition de Thomas Garcin, Atelier akatombo, p. 17-19.

[2] Suicide qui, selon Marguerite Yourcenar, fut « une de ses œuvres et la mieux préparée ». (Voir Mishima ou La Vision du Vide.)

[3] Heiner Müller, « Shakespeare une différence », dans Anatomie Titus Fall Of Rome, trad. Jean-Pierre Morel, Editions de Minuit, p.  122.

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