Le droit de garder le silence

Plusieurs textes de Jean-Paul Sartre ont pour thème le silence en politique. Le silence y est associé à l’absence prétendue d’engagement, cette absence étant assimilée à un assentiment à l’ordre établi. George Orwell, aussi, a écrit quelques articles sur la question : celui qui ne dit mot consent. Dans la parole militante, ce mot d’ordre est repris régulièrement, avec plus ou moins de violence verbale : si vous ne dites rien, c’est que vous êtes complice.

Sartre et Orwell écrivaient néanmoins cela à une époque moins soumise à l’immédiateté : ils n’étaient pas sommés d’écrire dans la minute suivant l’événement, n’avaient pas besoin de commenter au coeur des violences pour obtenir des vues à la télévision ou sur les réseaux. Ils parlaient d’un engagement réfléchi, de personnes ayant pris le temps d’écrire. M’est avis qu’ils seraient affligés par la plupart des commentaires politiques actuels (ils l’étaient déjà en grande partie de ceux de leur temps), même ceux issus de personnes proches de leurs idées.

Face au déluge de commentaires particulièrement ignobles, on est aujourd’hui plutôt tentés de revendiquer le droit de garder le silence. Un silence, cette fois-ci, pleinement engagé. Dans les Feuillets d’Hypnos, René Char parle ainsi du silence de Saint-Just à l’Assemblée, le jour avant son exécution. Alors que le poète est lui-même alors engagé dans la Résistance, il dit comprendre la « procédure » du silence de Saint-Just. Parfois, il n’y a plus rien à dire, ou le silence est plus éloquent que le bavardage ou la furie.

Garder le silence, au moins pour un temps, permet tout d’abord de prendre en compte la nature d’un événement, sans le réduire à un continuum logique (et souvent idéologique), ni en se figeant dans « l’émotion », « le choc », ces situations qui ont fait les vengeances ou les lois stupides égrénées après chaque attentat. Face au nouveau, l’exclamation est inutile. S’il y a apparence de nouveauté, il faut dans un premier temps observer si elle n’est pas une simple illusion, et dans un second temps, si nécessaire, établir la nature de cette nouveauté.

À la fois je supporte difficilement la médiocre qualité des commentaires politiques actuels (aussi bien du côté des dirigeants que des éditorialistes et internautes), à la fois je sais avec une quasi certitude que mon avis sur les questions actuelles apparaîtrait probablement aussi ridicule que les leurs. La tentation est donc de garder le silence, mais il est, là encore, assez paradoxal de le faire en en parlant.

Une dernière chose, en forme d’envoi. Günther Anders, dans ses nombreux textes sur Hiroshima, note que le problème d’Hiroshima n’est pas seulement que l’événement ait eu lieu. Le problème véritable, c’est qu’il a eu lieu deux fois. Il y a eu Nagasaki. De même, dans des proportions certes différentes : il y a eu Samuel Paty, il y a Dominique Bernard. Les attentats de Hamas et les bombardements atroces d’Israël en réponse, eux aussi, sont des répliques d’attentats et de bombardements précédents. La violence se multiplie en induisant tantôt des répétitions, tantôt des vengeances, en tout cas toujours des répliques. C’est cela sans doute qu’exprimaient les Anciens lorsqu’ils inventèrent le genre de la tragédie et les faisaient fonctionner par cycles. De ce cycle tragique, nous ne sommes pas sortis.

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