Un été avec Hokusai (3)

Surugadai à Edo

Une unité particulière réunit les estampes 4 à 7 des Trente-six vues du mont Fuji : la présence humaine, les activités sociales, et un certain usage du jaune. La huitième estampe revient à un paysage plus vaste, unifié par les teintes de bleu qui ont fait la nouveauté d’Hokusai au Japon. Cela me ramène à un propos initial : de même que Van Gogh est devenu célébrissime au Japon du fait que son œuvre était à la fois exotique et lointaine, puisqu’il s’insérait dans la peinture impressionniste mais s’inspirait aussi des estampes qui étaient à la mode à son époque et dont son frère possédait une importance collection, de même Hokusai, s’il nous paraît le type même de « l’artiste japonais traditionnel », nous est rendu accessible parce qu’il s’est inspiré de manières occidentales. Deux particulièrement : l’utilisation du « bleu de Prusse », qui venait tout juste d’être introduit au Japon, et l’adoption de la perspective. Du point de vue de l’histoire japonaise de l’art, Hokusai est un novateur, avec une création importée de manières occidentales ; Hokusai est devenu célèbre en Europe parce que nous avions déjà un pied dans son œuvre, nous y voyions du nouveau tout en n’étant pas déboussolés. Ainsi vont la plupart des découvertes artistiques : même inconsciemment, les différences radicales ne nous permettent aucune entrée, et nous trouvons « nouveau » seulement ce que nous connaissons déjà à moitié.

La cinquième estampe des Trente-six vues du mont Fuji (ci-dessus) s’intitule « Surugadai à Edo ». Bien que toujours petits, presque sous forme de figurines, les personnages y sont pour la première fois clairement visibles, en bas du tableau. Le Mont Fuji repasse à droite -il était à gauche sur l’estampe précédente. L’image, au Japon, se regarde de droite à gauche, si bien qu’on voit d’abord le ciel, puis le contrepoint entre les branches vertes à gauche, la végétation jaune et verte en-dessous, le Mont Fuji sur la droite. La montagne semble une nouvelle fois « domestiquée », c’est-à-dire qu’elle est accrochée à un élément de construction humaine : le pont dans l’estampe précédente, la maison ici ; il est une nouvelle fois un élément agréable du décor, une sorte de présence bienveillante. J’ai cherché sur le net les noms des arbres présents, pour éviter de m’en tenir à l’hyperonyme « végétation », mais n’ai pas trouvé ; si quelqu’un est suffisamment savant en végétaux pour me les donner, je suis preneur.

Le Mont Fuji évoque une stabilité durable, presque « éternelle » (du point de vue de l’époque de création). Les arbres forment une durabilité naturelle plus courte. La maison constitue une création humaine, à la durabilité flottante, théoriquement plus qu’une vie humaine. Les personnages en bas incarnent la vie passagère. Certains sont des travailleurs, d’autres des voyageurs. On en revient au topos du temps qui passe, traditionnelle dans l’ukiyo-e (« images du monde flottant »).

Une association d’idées

Par association d’idées, je lie toujours cette estampe au passage de la mort de Bergotte, dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, avec la fameuse évocation du « petit pan de mur jaune ». Bergotte s’effondre devant la Vue de Delft de Johannes Vermeer, quand il admire le fameux petit pan, et se rend compte que c’est cela qu’il aurait dû faire : avoir un souci du détail plutôt que de la composition d’ensemble, faire des morceaux de beauté plutôt que des œuvres nettes et contenant un propos défini. Je schématise, la pensée de Proust sur ces questions esthétiques est plus complexe que cela, et d’ailleurs le passage (que j’ai eu l’habitude de proposer en commentaire de texte à mes élèves de seconde) contient une ironie mordante qu’on oublie parfois. C’était l’occasion de partager le tableau de Vermeer.

Je pourrais m’amuser à suivre une logique comparative et trouver des thèmes communs : l’opposition entre la stabilité naturelle et la stabilité humaine, les petits personnages-figurines en bas du tableau, la couleur jaune. Mais, en vérité, une logique comparative mènerait plutôt à voir la radicale différence entre le canon hollandais et le canon japonais. Je le laisse là comme une pure associations, un saut de puce qui n’était que prétexte à parler légèrement de choses plaisantes.

3 réflexions sur “Un été avec Hokusai (3)

  1. « J’ai cherché sur le net les noms des arbres présentes (sic) »

    Ma version des 36 vues est la superbe édition d’Andreas Marks publiée chez Taschen (https://www.amazon.fr/Thirty-six-Views-Mount-Andreas-Marks/dp/3836575728/ref=sr_1_fkmr1_1?__mk_fr_FR=%C3%85M%C3%85%C5%BD%C3%95%C3%91&crid=10RUVTMLQ0K8A&dib=eyJ2IjoiMSJ9.o0IZbadAO5zX3MNIb67dQhd-XQic_jnjsC6yAKkOzSDTc4Njo-SrrUiqIpegR_x4BkFuZHUjJRDdvdP35It1wkvYThgwkiZaXBOLwmTBH_I.vkMQ11Iu_api_YWpTS8EH8GF04varrPFfI1sFngAghM&dib_tag=se&keywords=hokusai+andreas+marks&qid=1721265846&sprefix=hokusai+andreas+marks%2Caps%2C205&sr=8-1-fkmr1).

    En ce qui concerne la végétation, il mentionne un « pin majestueux » qui surplombe les maisons. En dehors des pelouses, je ne vois pas pourquoi penser que tous les arbres ne seraient pas des pins.

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