J’allais écrire, « ma journée de travail s’est bien passée », car c’est le sentiment que j’avais en commençant à écrire, puis je me suis rappelé que, si elle s’est bien passée, c’est parce que je n’avais que deux heures de cours à donner aujourd’hui, forcément, cela s’est bien passé, alors que les autres jours j’étais plutôt épuisé en rentrant du travail, je suis bel et bien d’accord avec Lafargue pour dire qu’on devrait se limiter à trois heures de travail par jour, d’ailleurs, si on ne produisait pas plus que ce que l’on consomme, si l’on ne consommait pas n’importe quoi, et si on supprimait au passage tous les bullshit jobs, il n’y aurait aucun besoin de travailler plus de trois heures par jour, notre niveau technique et notre niveau de productivité nous permettent très clairement de l’envisager, depuis très longtemps je ne peux m’empêcher de considérer comme de purs cinglés idéologisés ceux qui veulent qu’on travaille plus, il faut vraiment n’avoir aucune distance avec l’idéologie dominante pour proférer une telle ânerie, et on les entend beaucoup proférées, ces attaques contre la paresse d’untel ou d’untel, voire de toute une génération, comme si le travail visiblement acharné (ou reconstruit comme tel) des générations précédentes les avait menées au bonheur, cela ne semble pas, puisque s’ils avaient atteint le bonheur on ne les entendrait pas râler, et surtout on ne se sentirait pas tous dans cette atmosphère de naufrage permanent qui est le bruit de fond de notre époque, je songeais à tout cela durant cet après-midi, car nous avions donc un peu de temps, avec Anaïs, nous avons la chance d’avoir obtenu le même emploi du temps et notre vendredi après-midi, grâces en soi rendues à notre divin proviseur-adjoint favorisé des muses administratives, et nous eûmes donc le temps de faire un brin de randonnée, vraiment un brin car il fallait ensuite aller chercher nos filles dans leurs écoles respectives, cela nous rappela les nombreuses marches que nous avons effectuées dans l’arrière-pays niçois, qui demeure le pays de nos rêves (les gens méprisent la Côte d’Azur parce qu’ils n’en connaissent que les attrape-touristes), nous marchions donc comme nous avons toujours marché, même à Paris au tout début de notre relation nous marchions, la première fois ce fut de Gentilly jusqu’à Montmartre, et maintenant nous explorions le bas du Grand Colombier, je regardais les arbres et les rochers et les vues diverses sur le lac du Bourget et le marais de Lavours et les Alpes au loin, en songeant à ce « poème d’une certaine longueur » que je souhaite écrire, qui aurait pour thème cette montagne, mais j’ai pour l’instant seulement des morceaux, il me manque une remembrance, et il me manque surtout une profondeur sensitive et lexicale, à savoir mes connaissances limitées en botanique et en avifaune, que je comble pas à pas, notamment parce que j’ai jugé nécessaire d’apprendre les noms des arbres et des végétaux et des oiseaux pour pouvoir les apprendre à mes filles, le monde étant plus vaste et plus beau quand on ne voit pas « des arbres », mais ce hêtre et ce bouleau et ce peuplier, tout ce vocabulaire spécifique ne m’est pas venu de manière familière, j’ai dû le conquérir et j’ai toujours l’impression d’y être peu fin, même impression quand je dois analyser l’architecture d’une église, en bref tout ce vocabulaire des fleurs et des arbres et des oiseaux et des bâtiments ne m’est pas entièrement acquis, malgré du travail, malgré des lectures innombrables, sans doute est-ce un fait de notre époque ou de ma génération, ce pourquoi la lecture des textes du canon paraît désormais si difficile à nos élèves mais aussi aux adultes, car les romantiques et les réalistes le maîtrisaient parfaitement, et surtout Proust qui utilise tous les vocabulaires techniques en virtuose, en les mélangeant de manière neuve, sans doute est-ce un élément fondateur de l’attrait qu’il joue sur nous, mais voilà donc, ce manque est un deuxième obstacle après celui de la technique poétique, un autre obstacle est le temps à accorder aux choses lors d’une randonnée, si on marche on ne regarde pas en détails en même temps, si on halète parce que la montée est difficile, les sens se font moins attentifs, et remontant le cours du Jourdan (qui passe derrière ma maison et prend sa source dans la montagne), il me semblait que chaque élément vu mériterait son poème, son arrêt momentané sur image, et encore n’était-ce qu’une luminosité d’après-midi chaud d’octobre, chaque élément aurait pu se voir démultiplié par les perceptions diverses selon le moment de la journée, l’état du ciel, la chaleur, mon état au moment de ce passage précis, je retombais dans ma tare de l’éparpillement, c’est néanmoins réjouissant d’ouvrir un nouveau cahier ou un nouveau fichier, d’avoir quelque chose comme « un projet », et même en ce moment trois projets, ces laisses, mes centiers (poèmes de dix vers de dix syllabes), et un poème d’une certaine longueur, tout cela ne m’ayant pas avancé dans la lecture de Proust, ni dans les corrections de copies, ce qui m’oblige, fin de page, à m’arrêter.
Bonsoir Clément,
Et bien alors, un coup de mou ?
Le weekend arrive au bon moment visiblement.
Bon repos à toi.
PS/ Etre Prof est un job pas tjrs simple, une de mes patientes qui est prof de math n’en peut plus, elle est exténuée.
La gestion des jeunes ados est parfois un premier job à travers le job principal qui demeure le métier de professeur des écoles.
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Bonsoir Tony,
Merci pour ton gentil message.
Je crains que ce texte ne se trouve pas parmi mes plus déprimés ; ce n’est pas bon signe… Il me semble au contraire aller mieux après un coup de mou de septembre ! (J’ai fait, qui l’eût cru, une « crise de la trentaine ».)
J’ai la chance d’avoir d’excellents collègues et, cette année, des classes dans l’ensemble agréables ; je ne me plains pas, la structure économique fait que de très nombreux emplois sont plus pénibles, même si les enseignants souffrent de fait beaucoup du néo-management du service public et des hausses de tension dans la société française…
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Bonsoir Clément,
Tu soulèves là quelque chose qui va devoir être traité dans toute sa complexité et très rapidement.
Bien belle soirée à toi.
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épuisée par six heures de cours. Je n’ai plus l’âge…
Il est grand temps de travailler moins.
Et bravo pour ton magnifique projet.
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Courage, Barbara, et merci. J’espère que vous pourrez vous reposer bientôt.
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La règle des trois-heures de Lagargue était aussi celle de John Updike. Il disait un jour dans une interview, en France je crois : C’est fou la quantité de travail que l’on peut abattre en trois heures.
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