Poésie du dimanche (3) : Dominique Quélen, « Profil Élégie ».

J’ai choisi d’acheter ce livre, sans avoir aucune idée de ce qu’il pouvait contenir, car : 1° le titre m’intriguait, 2° j’avais envie de lire un second livre édité dans la collection S!ng du Corridor bleu, dont j’ai chroniqué l’année dernière le très beau Pertes & Profits de Leontia Flynn, 3° j’avais vu passer son nom dans la revue Catastrophes, et j’avais envie de lire un poète lié (plus ou moins, je n’en sais rien) à ce groupe. Ceci aussi avec l’idée vague, comme je ne connaissais pas le contenu du livre, de la variété : je voudrais que ces chroniques soient variées, aillent dans des branches lointaines de la poésie contemporaine, et effectivement le travail de Dominique Quélen se situe dans une poétique lointaine de celles de Camille Ruiz ou Laura Vazquez chroniquées ces deux dernières semaines, ces deux dernières étant tout aussi éloignées l’une de l’autre. Cela m’oblige à chaque fois à repenser l’objet, la phrase, le vers, l’image, dans une dynamique propre, loin de tout discours ordonné ou dogmatique sur « la poésie contemporaine ». Projet difficile, mais vivifiant.

Dans ces trois œuvres, néanmoins, un même thème revient centralement : celui du corps. On a bien là quelque chose comme une ligne qui traverse la poésie contemporaine : dire le corps, travailler la chair, le tissu de la peau et l’image qu’on se fait du corps de soi et de l’autre. Le corps comme donnée fondamentale du poème n’est une évidence ; le corps n’est d’ailleurs arrivé en philosophie que tardivement, et à reculons, malgré la grande intervention de Nietzsche. Pour l’entrée dans les tissus du vivant et des objets, nous eûmes Ponge, et le tout début du livre de Quélen s’inscrit sous cet astre, avant de prendre sa propre route.

Je suis un lecteur tout à fait naïf. Cela m’empêche peut-être d’atteindre certains éléments haut perchés, mais cela permet des lectures parfois renversantes. Par exemple, ici, je n’ai pas suivi le conseil initial de Frédéric Forte, à savoir de taper « Profil élégie » dans une barre de recherche internet. J’ai passé toute ma première lecture à échafauder des hypothèses sur la profondeur du rapport critique à l’élégie, remontant toutes les images éparpillées dans le livre comme si c’était une scène de l’enfance (visiblement une chute à vélo, entre autres) et la liant à une nostalgie (c’est moi qui l’imaginais). Je glosais aussi le terme « profil » en m’imaginant des personnages toujours vus « de profil », ou le fait que l’auteur proposait des élégies « de profil », c’est-à-dire contournées. J’ai reconstruit l’ensemble du recueil dans ma tête, avant de tomber enfin (j’en étais déjà à la fin) sur la quatrième de couverture : « Profiler : tracer le ou les profils d’un ouvrage de menuiserie, les exécuter dans le bois. / Élégir : diminuer l’épaisseur d’une pièce de bois, y usiner un élégi. » Cela m’a rappelé ce moment où j’ai installé un film sur mon ordinateur, croyant regarder Délivrance de John Boorman. J’ai attendu pendant près d’une heure que les personnages arrivent dans le canoë pour leur fameuse décente, j’échafaudais toutes sortes de théories possibles sur comment ils allaient y arriver. J’ai fini par me rendre compte que je regardais en fait Providence d’Alain Resnais. Ce sont des expériences vraiment fantastiques ; l’erreur est riche.

Néanmoins, chez Dominique Quélen, ce n’est pas une erreur complète : son travail se joue aussi dans la syllepse, c’est-à-dire les jeux de double sens. Ainsi quand il nous parle du vélo (objet qui revient sans cesse), il évoque de suite « le cadre de la scène », là où on attendait le cadre du vélo. Les exemples de ce type seraient nombreux. Le dédoublement est en effet le fonctionnement majeur du livre, autour des deux thèmes entremêlés : le poème et le corps. Si la section V les sépare, les autres sections les mélangent. Dans sa préface, Frédéric Forte va plus loin et parle de mutabilité, ce qui vaut effectivement très bien pour la première section : le poète y insiste alors clairement sur le corps comme ouvert, la peau et les orifices comme systèmes d’entrée-sortie complexe ; la limite entre intérieur et extérieur n’est pas nette, si bien que l’objet devient le corps et devient l’image et devient le poème. Les objets permutent. Le corps ne se réduit pas à l’organisme, il fuit de partout. (Les références à Deleuze et Guattari sont alors nombreuses.)

Cela pour la première partie. Ensuite, ça se corse. Plus on avance, plus le texte se met de profil, au sens où l’on aperçoit une action, souvent domestique ou habituelle (réparation de douche, d’une chambre à air de vélo, trajet en voiture, etc.), action qui s’estompe, est incomplète, disparaît sous un texte qui part dans l’inconnu, parfois par réflexion métatextuelle, parfois par difficulté de l’instance poétique à définir les objets, à les percevoir entièrement. La présentation du recueil sur le site de l’éditeur insiste sur cet aspect d’incomplétude, comme si, dans ces rectangles de prose, l’important était toujours ce qui manquait. On y verrait alors un art de l’ellipse. Je fais une hypothèse un peu inverse : celle du débordement. Finalement, je reste fidèle à mon erreur initiale (croire que le livre nous présente des élégies de profil) : il y a un élément, on en empile un autre dessus, puis un autre, tout se mélange. Finalement, plus qu’à Ponge, Quélen fait penser à Reverdy. Avec des différences évidentes bien sûr : Reverdy cherche à transcrire l’expérience cubiste ; ses proses sont séparées en paragraphes, contrairement aux blocs quéleniens ; ses poèmes valent sont autocentrés, séparés les uns des autres, alors que Dominique Quélen construit un livre avec approfondissement des éléments premiers.

Lisons la page 81 :

La promesse est en réalité ce banc sans personne où le vol de l’auteur a été commis parce qu’il était là, face à la vitre sur la nuit. Chacun sans être auteur a pour héritage un lieu qu’il nomme ou peut désigner du doigt. J’essaie d’entrer dans la vitre sans forcer. Il se pourrait que j’y entende le garçon coincé, ou qu’il m’entende. En passant je touche la rotule à vélo que le langage aussi place avant la chute à l’articulation du genou sans gravité que couvre un bruit de fourgon. C’est le vieux modèle en tôle ondulée enfermé avec nous parmi les orties. Simple, solide, endurant, qui a déboulé dans l’écriture en sortant de son genou un morceau de chair. 

Ce texte arrive au carrefour du recueil. Il a été question de « chambre à air » »plusieurs fois, on comprend enfin pourquoi : une scène de chute à vélo. Scène vécue ou vue ou simplement imaginée pour les besoins de ce livre. Peu importe. La « vitre » a déjà été évoquée au poème précédent, elle suggère la vision séparée, lointaine, difficile : celle d’une séparation avec l’autre, ou de l’obstacle invisible qu’est la mémoire, ou de la difficulté à créer une scène par le langage. (Selon l’option de lecture choisie.) Les trois lectures fonctionnent ensemble, là aussi par syllepse : l’option du souvenir personnel fait signe vers le terme générique d’élégie, centré sur la douleur personnelle ; les deux autres options font signe vers le travail d’écriture en lui-même, travail sur bois, ou de l’encre sur le papier issu du bois. Tout autour, il y a le problème du langage qui peut traverser la vitre ou ne pas la traverser. La syntaxe se trouble : « sans gravité » irait plutôt sur « chute », mais parler d’un « genou sans gravité » évoque aussi à sa manière la chute, le suspens avant d’arriver sur le sol. C’est ici un cas classique d’hypallage, figure que l’auteur mobilise autant que la syllepse. Les mots sont doubles, et les mots apparaissent là où on ne les attend pas.

Autre phénomène : en première lecture m’avait plutôt marqué l’émergence de la scène, à savoir la chute à vélo, qui explique bien des mots et phrases des poèmes précédents. Cependant, relisant le texte plus tard, séparé du reste du livre, ce qui frappe le plus est plutôt le côté méta-poétique, qui forme le début et la fin du paragraphe. Selon la manière dont on aborde la lecture, c’est l’une ou l’autre des lectures qui l’emporte. Le lecteur est pris dans la permutabilité, la mutabilité et le dédoublement. C’est une expérience riche. Notons finalement que, comme beaucoup d’œuvres contemporaines, on perçoit sa profondeur plutôt en deuxième lecture, après le déroutement de la première ; c’est un exercice exigeant, mais nécessaire.

Le thème de la chair est lui aussi nodal dans le livre, donnant lieu à un poème complet sur le thème à la page 73. L’idée de chair reprend le thème initial : une forme opaque, fermée-ouverte, blessée par nature. Le corps est blessé comme le souvenir et l’image et la page. Plus tard dans le recueil, à la section VII, la syntaxe se délite encore plus qu’ici. Le thème de la disparition est une ligne fondatrice dans la poésie contemporaine (oui, je pense encore à Reverdy, que je relis en parallèle). Dominique Quélen offre en ce sens un livre tout à fait neuf sur cette question, qui me paraît fondamentale.

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Ainsi suis-je encore bien trop long (et encore me suis-je limité, par rapport à mes prises de notes en brouillon). Je vais faire comme d’habitude et résumer à la fin ce qui m’a semblé très digne d’intérêt ici ; non pas, peut-être, ce qui a agité le poète dans sa création, mais ce qui m’a permis de réfléchir sur ma posture de lecteur et de scripteur. Cela consiste tout d’abord en l’usage assez singulier de plusieurs figures : l’ellipse, la syllepse, l’hypallage. Peut-être que si j’envoyais un message à Dominique Quélen pour lui dire « Vous êtes un maître-artisan de la syllepse et de l’hypallage », il aurait au mieux un sourire amusé, au pire me prendrait pour un lecteur étrange, mais on ne se refait pas : ces termes me semblent expliquer ce qui intrigue et touche dans la matière poétique qu’il travaille. Cela consiste ensuite en des lignes de fuite plus thématiques : les thèmes du corps, de la permutabilité, de la disparition. Il me semble donc bien que les voies tracées ici sont dignes d’intérêt.

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