Commençant une chronique sur Sonnets de la bêtise et de la paresse de Bertrand Gaydon, je voulais contextualiser avec le temps long de l’histoire du sonnet. J’ai dérivé, cela a pris de la place, et cela n’éclairait pas réellement le livre en question, si bien cette petite histoire du sonnet est devenue autonome. Les éléments présents ici sont issus en bonne partie de mes travaux de master sur le pétrarquisme, mais ils n’ont pas de prétention universitaire : j’y ai gardé un ton léger et n’ai pas arrosé mes propos de notes de bas de page, indiquant simplement à la fin de l’article une bibliographie sommaire, pour approfondir. Sans doute est-ce déjà suffisamment savant comme ça, alors que le but est plutôt de s’adresser au grand public. Pour le XVIe siècle, beaucoup est ici de l’accompagnement d’Olivier Millet durant les deux années de master au cours desquels il me dirigeait ; pour le XIXe siècle, beaucoup est issu de souvenirs des cours de Michel Murat, que je suivais à la même époque ; pour le XXe siècle, j’ai mélangé mes souvenirs de lecture avec l’article d’André Gendre en bibliographie ; pour le XXIe, où le champ est moins net et les sommes universitaires encore absentes, j’ai suivi des indications de Pierre Vinclair, dans plusieurs textes qu’on trouvera aussi en bibliographie.
La suprématie du sonnet est issue d’une histoire à retardement. L’origine des premiers sonnets se perd dans l’Italie du XIIIe siècle. Pétrarque, avec le Canzoniere (milieu du XIVe siècle), en donne le premier exemple célèbre, celui qui fonde la tradition. Les « pétrarquistes » furent très nombreux en Italie, d’ailleurs on lisait souvent Pétrarque par l’intermédiaire de ses héritiers : ainsi Philippe Desportes (1546-1606) est-il considéré comme le poète français le plus proche du pétrarquisme, alors même qu’il est surtout traducteur et adaptateur de l’œuvre de Pietro Bembo, continuateur de Pétrarque au début du XVIe siècle.
Le sonnet arrive tardivement en France, après l’intervention de Maurice Scève, qui prétend, au-milieu des années 1530, découvrir le tombeau de Laure de Sade (la « dame » de Pétrarque) à Avignon. Clément Marot écrit dans la foulée le premier sonnet en langue française (1536). L’explosion a lieu en 1550, avec L’Olive de Joachim du Bellay, après quoi suivent Les Amours de Ronsard (1552), et bien sûr Les Regrets du même du Bellay (1558). Au même moment, à partir de 1553 et de la pièce Cléopâtre d’Étienne Jodelle, l’alexandrin s’impose comme vers dominant, supplantant le décasyllabe (coupe 4/6) qui était vu auparavant comme le vers français par excellence. Le sonnet en alexandrins, coupe 6/6, rime ABBA ABBA CCD EDE, dit sonnet français (plus rarement ABBA ABBA CCD EED, dit sonnet italien), alternance de rime masculine et rime féminine, unité syntaxique à l’échelle d’un vers, ponctuation forte à la fin de chaque strophe, devient la forme dominante de la deuxième partie du XVIe. Les poètes de la pléiade, puis ceux qu’on appelé « baroques » et/ou « maniéristes » faute de mieux, en font jusqu’à plus soif. Le poète dominant de cette période, à partir de 1573 et de l’arrivée d’Henri III au pouvoir (dont il a été conseiller, meilleur ami et, si j’écrivais un roman dessus, j’en ferais deux amants), est Philippe Desportes.
A partir de 1600, on a une quasi-éclipse de plus de deux siècles. Malherbe écrit peu de sonnets, très probablement pour faire écart avec Desportes, qu’il supplante comme premier poète de cour après l’arrivée d’Henri IV au pouvoir. Exception notable : son fameux sonnet sur la mort de son fils. (Desportes est mort depuis longtemps, donc Malherbe peut se permettre un sonnet, qu’il utilise d’ailleurs comme épigramme.) Saint-Amant en écrit lui aussi de fameux. Mais dès Malherbe, et aussi chez son adversaire Théophile de Viau, et encore plus ensuite, le sonnet disparaît. On écrit des odes, des épîtres, le XVIIe tente vainement d’écrire la grande épopée française, on oublie Ronsard et les poètes de la pléiade : Boileau fait une satire violente de Ronsard dans son Art poétique (1674), et accorde un tiers de vers à Philippe Desportes (I, v. 130). Il écrit encore quelques sonnets, mais ce ne sont pas ses poèmes les plus célèbres. Le XVIIIe siècle écrivit un grand nombre de poèmes, dont on a oublié la plupart, sauf le Poème sur le désastre de Lisbonne de Voltaire, et in extremis l’œuvre d’André Chénier. Pas de sonnet, du moins pas de notable, à ma connaissance.
On aurait envie de faire renaître le sonnet avec le romantisme. C’est vrai, dans le cadre du romantisme anglais, avec notamment les grands sonnets de Keats ; puis, en France, chez les romantiques de la deuxième génération. Les premiers romantiques français ne manient pas le sonnet : ni Hugo, ni Lamartine, et personne avant 1830. Une anthologie de la poésie française écrite en 1840 n’inclurait sans doute aucun sonnet, ou très peu. On a peine à se le figurer, tant on croit au sonnet comme forme suprême, mais cette idée est très récente.
Là encore, on a une histoire à retardement, avec un oubli de l’origine : le grand réintroducteur du sonnet en France, c’est Sainte-Beuve. La date est nette : 1829, publication de Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, dans lequel le sonnet est valorisé, et où l’auteur en propose quelques-uns de sa main. Sainte-Beuve échoue comme poète, puis comme romancier, et finit critique. Il fait alors, dans ce second temps, un long travail de redécouverte des auteurs du XVIe siècle, presque tous oubliés depuis deux siècles. C’est à partir de lui que la deuxième génération romantique lit du Bellay, un peu de Ronsard (considéré comme mineur jusqu’au début du XXe siècle), et surtout Agrippa d’Aubigné, qui fut une référence majeure pour Baudelaire (la première édition des Fleurs du Mal contient une citation d’Aubigné en épigraphe). Musset écrit quelques sonnets, et il y a bien sûr « El Desdichado » et d’autres de Nerval.
Celui qui reprend à son compte la forme-sonnet avec les succès qu’on sait, c’est Charles Baudelaire. On oublie la filiation sainte-beuvienne, parce que Sainte-Beuve a peu apprécié l’œuvre de Baudelaire, surtout pour des questions de contenu : trop violent, trop larmoyant, trop sexuel. Mais sans Sainte-Beuve, il n’y a ni sonnet ni Baudelaire. Disons que Baudelaire s’est servi de Sainte-Beuve comme marchepied, -avoir été le marchepied de Baudelaire est déjà un suffisamment grand honneur comme ça.
La nouvelle explosion a donc lieu à partir de la décennie 1850, trois siècles après celle de 1550. On se souvient surtout de Rimbaud et Verlaine, qui forment avec Baudelaire notre trinité poétique dans le cadre scolaire. (Rien d’ironique à voir dans cette formule : c’est bien comme c’est.) Quand on enseigne la poésie dans le secondaire, on enseigne souvent via des sonnets, particulièrement en 4e dans le programme « Dire l’amour », mais aussi en seconde avec le programme allant du Moyen-âge au XVIIIe siècle. Le sonnet a l’avantage d’une forme fixe, qui oblige les étudiants à s’intéresser aux schémas de rime, à la construction, tout en ne faisant que quatorze vers, donc évitant des soucis de compréhension narrative.
On commence à relire plus sérieusement le XVIe siècle. On replace du Bellay et Ronsard dans les grands classiques, et plus récemment Jean de Sponde. Les symbolistes et le Parnasse abondent en sonnets. Sully Prudhomme, premier récipiendaire du Prix Nobel, est un grand producteur de sonnets.
On pourrait croire ensuite à une nouvelle éclipse, après cette nouvelle vogue du sonnet jusqu’à plus soif, et c’est en partie vrai. Les plus fameux au XXe siècle sont sans doute des sonnets dans d’autres langues que la française : Rainer Maria Rilke, Pablo Neruda, Pier Paolo Pasolini… Paul Valéry en écrivit en abondance, bien qu’à part « La Dormeuse » ils soient peu célèbres. Les surréalistes l’oublièrent. Aragon, même après son « retour à l’ordre » de 1940, préféra les formes médiévales, -mais il préfaça plusieurs recueils de sonnets écrits par d’autres poètes.
Jean Cassou fait revenir cette forme au devant de la scène avec ses Trente-trois sonnets composés au secret, écrits pendant sa captivité pour fait de résistance en 1943. Il y eut aussi les premières œuvres de Boris Vian et de Guillevic, puis le travail de Jacques Roubaud, puis celui d’autres membres de l’OuLiPo, Raymond Queneau en tête. D’autres noms de sonnettistes : Yves Bonnefoy, Alain Bosquet, Luc Estang, René Nelli.
En ce XXIe siècle qui n’en finit par de commencer, le travail critique et poétique autour du sonnet est visible notamment à travers l’œuvre de Pierre Vinclair, qui a écrit des recueils de sonnets, et édité des recueils d’autres auteurs itou. Il en fait, dans un article récent, « la seule forme qui ait résisté à la faillite prosodique générale ». Évidemment, le sonnet y est alors retravaillé, l’objet n’est plus les grands sentiments. Il faut écrire un sonnet classique sans écrire un sonnet classique. Plusieurs tactiques existent : chez Raoul Harivoie et Bertrand Gaydon, sont mobilisés l’humour, le rapport métatextuel (le fait d’écrire un sonnet est régulièrement remis en question à l’intérieur du sonnet), la mention du quotidien banal et ultra-moderne, parfois la syncope et l’énigme.
Pourquoi le sonnet résiste-t-il ? Peut-être par sa gageure : tout le monde a lu des sonnets, tout le monde a des attentes liées au sonnet, il faut à la fois les combler et les déjouer. Il y a l’aspect d’entraînement : le sonnet oblige à travailler la prosodie, dans un exercice à la fois difficile et abordable. Quiconque a écrit des sonnets réguliers sait que c’est long, mais pas trop non plus. (En écrire un très bon, ça c’est autre chose.) Quatorze vers, cela peut donner un long épigramme, une belle description, une pensée développée, ou alors un amas chaotique d’hypermodernité (chaotique mais réuni en forme courte, donc rendu lisible). C’est aussi, depuis le début et particulièrement au XVIe siècle, une forme où règne le paradoxe, le renversement : les huit premiers vers (deux quatrains, ou huitain) campent une scène ou une pensée ou une description, tandis que les six derniers (deux tercet, ou sizain) étendent la scène, ou la prennent de biais, ou la renversent. On peut jouer avec le sonnet : forme contraignante mais qui fuit de partout, -permet une illusion d’ordre dans lequel règnent les écarts. Forme de chaos fixé, donc résolument contemporaine.
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Bibliographie indicative :
André Gendre, Évolution du sonnet français, PUF, 1996. Voir notamment l’épilogue, « Le sonnet au XXe siècle observé du point de vue de Sirius ». Pour ceux qui ont un accès à cairn, cela se trouve ici : https://shs.cairn.info/evolution-du-sonnet-francais–9782130478492-page-249?lang=fr
Jacques Roubaud, Soleil du soleil. Anthologie du sonnet français de Marot à Malherbe, Poésie/Gallimard, 1999.
Pierre Vinclair, entretien à Libération autour de son recueil de sonnets Sans adresse : https://www.liberation.fr/livres/2019/02/01/pierre-vinclair-le-sonnet-un-objet-artisanal-qu-on-peut-offrir-sans-honte_1706880/ , et un autre entretien chez Diacritik : https://diacritik.com/2019/02/04/le-poeme-sans-bord-de-pierre-vinclair-sans-adresse/ , et enfin l’article d’où est issue la citation de l’avant-dernier paragraphe : http://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-4/sans-la-revolution-c-est-impossible
Le compte Instagram de Raoul Harivoie, où il publie un sonnet régulier par jour : https://www.instagram.com/raoulharivoie/
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Une réflexion sur “Petite histoire du sonnet”