Chasse-ténèbres est un très beau titre pour recueil de poésie. Avant d’ouvrir le livre, on a bien sûr envie de lui donner un sens symbolique. Une note de la fin du livre nous indique un sens matériel, « chasse-ténèbres » étant le nom donné à des instruments de musique très anciens, servant lors de rites visant à chasses les mauvais esprits et/ou conjurer les aléas climatiques. Les poèmes de Xavier Makowski remplissent ce double office. Le cœur du recueil est en effet le deuil de la mère, tandis qu’autour se déploient les feux de forêt qui ont ravagé le sud de la France lors de la canicule de 2022.
ce serait ici
au point le plus haut
qu’on déciderait de construire
un observatoire météorologique
ce serait en fouillant ici
pour faire les fondations qu’on découvrirait
les fragments de trompette en terre cuite
le poète y verrait un nid de rapaces enfoui
et ce serait sur ce lieu rituel qu’on érigerait
une station d’outils complexes
pour prendre toutes sortes de mesures
des mesures climatiques pour mesurer
mesurer par exemple la force du vent
Les poèmes déploient un certain nombre de scènes, qui marquent par leur variété, puis par le retour de personnages et d’éléments. Si la construction est nécessairement éclatée, puisque le monde l’est, plusieurs scènes s’avancent en toute clarté, -d’autres sont plus opaques, « obscures comme le sentiment », comme disait Pierre Reverdy. Les premières imposent le paysage dévasté : l’odeur du feu (p.11), le passage de la buse (p.13), les cigales (p.14), etc. ; puis apparaissent les humains aux pages suivantes, formes errantes et inconnues (« elle », « ceux d’ici », « les gens »), humains plus visibles par les objets que par les visages : bagnoles, piscines, villas, petites maisons…
La quatrième de couverture annonce « une élégie aussi profonde que minimaliste ». À cela, qui est juste, il faut préciser : ce n’est pas frontalement le poète qui médite et souffre, le « je » est absent du recueil. La souffrance se diffuse partout : ce sont les objets eux-mêmes et les éléments naturels qui prennent part au deuil général.
A partir de la deuxième section, « le creux », la figure de la mère devient le cœur du recueil. Le thème de l’annonce est central : annonce du cancer, annonce du décès ; mais ces deux annonces sont rejetées dans l’ailleurs, dans l’ellipse. L’éclatement des scènes devient de plus en plus fort, l’opacité règne parfois, à cause de la difficulté de dire. Les poètes du deuil ont tous travaillé cette difficulté : Alphonse de Lamartine, Jacques Roubaud, Olivier Barbarant, Camille Ruiz. La singularité de Xavier Makowski tient, me semble-t-il, à la réinscription de ce deuil dans la catastrophe climatique (tandis que Jacques Roubaud liait la mort de l’être aimé à la catastrophe du langage, et que Camille Ruiz traduisait l’absence de l’amie dans la vie quotidienne).
D’autres scènes sont pourtant très vives. Ainsi du poème commençant par « vous êtes ici / parking institut de cancérologie » (p. 36), scène terrible dans une salle d’attente. Ainsi des traversées de paysages dévastés. Ainsi de la « page miraculeuse » (p. 86) dont parle Marc Wetzel dans sa chronique du livre (le lien se trouve en bas de cet article, si vous souhaitez lire ce bel extrait).
D’autres reviennent par fragments : ainsi du personnage de « l’apprenti-plaquiste », à mon avis le vrai mystère de ce livre. Le personnage vient, parle, est décrit par fragments. On a envie à la fois de le voir comme un personnage référentiel, ayant réellement existé dans la vie de l’auteur (mais lui seul saurait le dire), et en même temps on ne peut s’empêcher d’y voir un personnage psychopompe, un de ces « mauvais esprits » que le poème devrait chasser, sans y parvenir, si bien qu’il entre partout, -et en même temps on peut lire certaines de ses interventions comme positives, gouailleuses, donc on voudrait faire l’interprétation inverse, le considérer comme un personnage ramenant à la vie. En ce sens, il fonctionne bien comme métaphore du poème, qui cherche à conjurer le mauvais sort et à effectuer le deuil, mais qui contient aussi le mauvais sort et le deuil, -de même que le mot « ténèbres » doit être chassé mais demeure dans le titre.
dans la nuit de l’hôpital
le bruit des pompes
qui injectent les produits
sont un concert de musique
concrète et minuscule
un balisage sur la page blanche
des couloirs somnolents
de la profonde solitude
de l’instant qui percute
les alarmes toutes
les demi-heures
les constantes somnambules
et le silence après John Cage
est-ce encore le silence ?
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La chronique de Marc Wetzel, concernant le même livre, sur le site Sitaudis : https://www.sitaudis.fr/Parutions/chasse-tenebres-xavier-makowski-1741243333.php
Ma chronique de Perdre Claire de Camille Ruiz, pour analyser un travail poétique très différent, mais d’un intérêt également certain, sur le thème du deuil : https://anathnosfe.fr/2025/01/05/poesie-du-dimanche-1-camille-ruiz-perdre-claire/