Couverture du livre "On.e" d'Aurélie Foglia.

Poésie du dimanche (11) : Aurélie Foglia, « On·e ».

En poésie, en critique, tout est affaire d’implication. Dans quoi êtes-vous impliqués ? Quels mots, quels thèmes, quelles idées, quelles lignes ? « Engagé » tient une métaphore militaire et professionnelle (engagé dans l’armée, dans l’entreprise), « impliqué » tient une métaphore criminelle (impliqué dans une affaire).


Nous arrivons en effet dans un monde empli de fantômes. Je parle ici de fantômes réels : ceux qui planent derrière les mots. Les grands cortèges des brisées de l’Histoire, des invisibles. Nous sommes impliqués dans ces histoires, ces brisures, ces lumières qui éclairent ou abandonnent au gré des violences.


Les choix d’écriture d’Aurélie Foglia s’inscrivent dans ces jeux de lumières et dans ces implications douloureuses. Le titre annonce un double mouvement de fracture et de réunion, permis par le point médian. « On•e », c’est le « on » impersonnel au féminin, rappelant à la fois le « one » anglais exprimant l’unité, et en même temps le coupant en deux. Les premiers poèmes du livre explicitent ce geste, le clarifient.


Par la suite apparaissent les cortèges : femmes battues, femmes remisées, femmes oubliées. La tension entre apparition et disparition entraîne des strophes courtes (domination du distique, puisque les binarités et dualités sont le thème), des vers courts (souvent six ou sept syllabes), vers parfois coupés par un signe de ponctuation qui rompt la syntaxe, et mots parfois coupés d’un vers à l’autre.

Des scènes se précisent, par exemple dans la section « Un•e absence », où l’ambivalence du rapport à un soi que tout veut normer est développée : possibilité contingente du craquage et du rêve. Cette partie traite de différentes formes de suicides, et cherche des portes pour éviter cette impasse, -impasse d’autant plus fondamentale qu’elle est une tentation nodale dans la dynamique du livre, puisque le suicide, comme la poésie, est le moment où l’on fait apparaître violemment en lumière le fait qu’on disparaître.


Les sections suivantes évoquent des portes de sortie, donc plusieurs sont elles aussi des impasse. Après le « corps négligeable », on passe au « corps de rêve », lui aussi normé, cliché, dans une mise en lumière qui empêche de voir. Ce cliché, c’est celui de la femme jeune et bien habillée des magazines et magasins, cliché qui jette dans l’ombre les femmes réelles, particulièrement les femmes âgées. Le « corps de rêve » devient lui aussi machine à silence et dépression.


Il y a la porte de la poésie, qui bute sur la grammaire. Pages 86-87 : comme la femme est passagère clandestine dans les livres d’histoire, la poésie est passagère clandestine dans la langue. Ainsi le point médian est-il lutte contre le point final.


Il y a la porte de l’amour, qui bute sur les violences conjugales. La section « Le cinquième acte » évoque ce qu’on appelait autrefois « tragédies » (d’où le titre) ou « crimes passionnels », en réalité le système institué de la violence. Hommage est rendu à Cécile Poisson, universitaire morte sous les coups de son ex-mari, et à toutes les autres. (Elle fut la 34e d’une longue liste, en 2023.)


Les dernières parties du livres sont brutales, difficiles soutenables. Là où les corps disparaissaient, au début, dans le brouillard, à la fin les scènes deviennent nettes : féminicides, viols, tortures.


Même le poème
déplacé. en personne

mesure
mal. l’ampleur

du massacre.
Il y a drame. Il y a

crime. commis.
Un tag sur un mur.

Nom muré.

daté. partie
du paysage.


« Ce n’est pas de la poési•e / pour faire joli / ni décoratif. » Oui. Nous sommes entourés de fantômes, et la poésie cherche, difficilement, à ramener les fantômes à bon port. La dernière partie fonctionne comme envoi, tentative d’apaisement après le cauchemar, où apparaît le pronom « je », l’appropriation de soi, de la langue et du monde.

Non je ne suis pas
on•e. Je l’ai été.

à jamais. plus
en plante rampant•e.

Je ne me suis pas
défait•e. de la femme.

mais du poids
du poing.

pour m’ensoleiller
de nouveau.

Car il n’y a pas
condamnation

à vie.

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