Les livres alliant poésie et œuvres visuelles sont nombreux. Pourtant, on les classe souvent dans la catégorie « beaux livres », on les contemple comme de beaux objets, sans beaucoup s’arrêter au commentaire, à tenter de comprendre le fonctionnement du rapport entre le texte et l’image. Y a-t-il un programme derrière la composition ? Quel est-il ? L’image précède-t-elle le poème, ou l’inverse ? L’un illustre-t-il l’autre, ou vivent-ils séparés par une faille infranchissable ? Sont-ils miroirs déformants l’un de l’autre, et, dans ce cas, quel type de miroir est-ce ? Nous avons des outils pour analyser l’image, des outils pour analyser le poème, mais quels outils avons-nous pour établir le lien ? Bien sûr, des universitaires travaillent sur ces questions, des articles dignes d’intérêt circulent ici et là, et je ne prétendrai pas tout reprendre de zéro ; je donnerai, comme toujours, quelques impressions éparses, dans l’unique but de réfléchir et peut-être de tracer une ou deux pistes.
Deux des livres publiés par les éditions Épousées par l’écorce, menées par Jean-Michel Durafour, nous amènent à ces sentiers vers partout ou nulle part. Ce sont des doubles-livres : Green Feelings / Espace à la couleur close d’Aurélie Foglia et Natacha Nikouline, Ptérodactyles / Logistics : The Extend d’Etienne Vaunac et Grégory Chatonsky. (Étienne Vaunac et Jean-Michel Durafour sont une seule et même personne.) On m’accusera peut-être de redoubler le problème en parlant, contre mon habitude, de deux livres à la fois, et donc de deux doubles-livres, mais après tout, il faut bien s’amuser.
Si j’en parle en même temps, c’est aussi parce qu’il y a un projet commun à cette édition, rappelé à la quatrième page de chaque ouvrage, à travers la définition d’écorce : un projet lié aux questions écologiques. Le livre provient de l’arbre, il est naturel d’y rendre hommage à l’arbre. L’écorce est à la fois ce qui protège et ce qui cache : ainsi des mots et de leur sens. Les images nous donnent elles aussi l’impression de voir, mais que voyons-nous réellement ? L’image veut-elle dire quelque chose ? Et le poème, veut-il dire autre chose que ce qu’il y a sur la page ? Il ne faut pas entendre projet comme un discours que l’on va illustrer, de même que ni le poème ni l’image n’illustrent l’autre, mais comme une projection, voire un projectile : ce qu’on jette dans le monde pour tenter faire entendre une parole.
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Aurélie Foglia est une autrice hantée par le thème de la disparition. Les photographies de Natacha Nikouline redoublent ce thème : couleurs vertes (drapés, feuillages artificiels) sur fond noir, un corps sans visage qui s’y déplace, un apparent cours d’eau qui est en fait une bâche en plastique. Le naturel est l’artificiel, et inversement. Il n’y a plus de nature : le vert aussi est une illusion. Aurélie Foglia décale donc le tout : le vert n’est pas celui de la nature, mais celui des sentiments ; des sentiments verts peuvent être positifs, mais plus probablement liés à une mélancolie en pourrissement. Le titre en anglais renforce ce décalage ; le titre de la photographe insiste sur l’enfermement. Le poème illustre et n’illustre pas l’image, ce que suggèrent les tout premiers vers : « Voltige de feuilles fanées / par l’absence de fenêtres // la photographie invisible / se prépare dans son cocon ». L’absence de fenêtres et les feuilles semblent annoncer une illustration, la photographie est mentionnée, mais celle-ci est « invisible », « se prépare dans son cocon », aussi ce n’est une de celles observables dans le livre, mais une autre, contenue uniquement dans le poème. Le décalage est aussi engendré par les ruptures de mots en enjambement : les mots eux-mêmes semblent ne plus pouvoir mener vers leur sens supposé. Ainsi de : « sans aucun convoi funèbre / ni chapelle ardente ni chant grégo // rien pour orchestrer ton plongeon / ponctuel dans la transparence ». La méditation sur le néant et/ou la disparition étant l’autre nom de la mélancolie, on n’est pas perdu dans cette perte :
Sous les cèdres en cendres
se coucher à même
le sol le plus nu dans le plus
obscur du jour
une fois éteints les genêts
écroulé le porche
ne me parle pas
ne me parle pas de ma place
perdue dans la nature
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Difficile de faire plus sombre, direz-vous ? Pourtant il y avait encore du vert : chez Etienne Vaunac, l’ombre est totale, le maître mot n’est pas seulement la disparition, mais la ptôse, l’effondrement total. Ptérodactyles, car méditation sur l’extinction de masse : la nôtre, dans son double sens, à savoir celle que nous causons sur les autres espèces, et celle que nous envisageons désormais pour notre propre espèce.
Les illustrations de Grégory Chatonsky proposent des corps déformés, affreux comme l’enfant dans Eraserhead de David Lynch : à chaque fois, un élément rappelle l’humain (un œil, une main, un bras…) mais dans un corps disproportionné (tête à la place de la main au bout d’un bras, humain en forme d’araignée, jambes réunies et se terminant par une seule main, etc.), sous fond pastel insistant sur l’artificialité. L’impression domine, dans les images, de débris d’humanité, de sortes de ruines corporelles. On pourrait lire les poèmes de même : comme des débris d’une nature et d’une humanité détruites.
se traîne cette sauterelle
sur son unique patte postérieure
un plant d’ortie
une plaie dans le ciel d’où tombe
la pluie
sur tous les machins verts
en s’éloignant de nous
et puis c’en est bientôt fini
des larmes et des dents
Le poète semble composer ces débris à partir de mots techniques ou peu usités, comme s’il voulait les conserver au-milieu de l’effondrement : tourmaline, torchère, ptôse, aphélie, excru, embâcle, mandrill, raphia, mortaise, corymbes, etc. Le poète garde, illustre, transmet certains mots dont il perçoit la profondeur, ou dont il souhaite renforcer l’écho.
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Ainsi, ces deux livres participent de ce vaste effort actuel pour refonder poétiquement la nature, ou le lien, ou pour conserver deux ou trois choses au-milieu de l’effondrement programmé, et/ou pour lutter contre cet effondrement. Le travail, l’effort du poème tendent vers cette action ; non pas l’action militante, qui lui est complémentaire mais différente, mais une action des mots et la syntaxe pour dire et conserver. Ce n’est pas simplement que nous avons besoin de poétesses et poètes en temps de crise, c’est que nous avons besoin besoin de poésie pour nommer le détail de la crise, et pour aller en profondeur dans la lutte pour rétablir un sens à l’existence polluée. De même qu’on invente des techniques pour dépolluer les sols, on invente des poèmes pour dépolluer la langue.
« Ce n’est pas simplement que nous avons besoin de poétesses et poètes en temps de crise, c’est que nous avons besoin besoin de poésie pour nommer le détail de la crise, et pour aller en profondeur dans la lutte pour rétablir un sens à l’existence polluée. »
Ce dont nous avons besoin, profondément, c’est de reconquérir le poétique. De redonner à notre esprit la capacité d’habiter l’émerveillement, de s’arracher au prosaïque et de revivre avec le sujet — non pas avec l’objet. Trop souvent, nous réduisons notre existence à des objectifs à atteindre, comme si vivre se mesurait en résultats. Il est temps de réhabiliter le subjectif, de faire place à la rêverie, à l’inutile magnifique, à l’imaginaire qui relie plutôt que celui qui calcule.
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