Gilles Deleuze disait qu’on se rend aux expositions pour faire des rencontres. On n’en fait pas toujours. Au Zentrum Paul Klee de Berne, l’exposition Rose Wylie m’a ainsi laissé de marbre. En revanche, les neuf salles consacrées à Vija Celmins, à la Fondation Beyeler de Bâle, étaient d’un autre niveau.
Je ne connaissais pas cette artiste. Née à Riga (Lettonie) en 1938, émigrée aux États-Unis après guerre, elle commence par s’intéresser aux objets du quotidien moderne : lampes, avions, couvertures de magazines, etc. Ce qui la caractérise, c’est une grande minutie. Là où certains modernes tendent vers la ligne simple, une art dit « naïf », dont Rose Wylie montrait une version peu satisfaisante, Vija Celmins va dans l’accumulation de détails. Ses nuages, ses vagues, ses déserts, ses paysages lunaires, ses tapis de neige, sont millimétrés, parfois proches de la photographie, mais toujours entourés d’étrangeté.

Au travail plus politique des années 60 succède une phase cosmique dans les années 70 : cieux étoiles, constellations. Le travail de l’image se fait plus distancié : Barrière est une toile bien plus onirique. Burning Man (1968) était sa seule toile représentant une figure humaine ; le ciel lui-même tend à disparaitre : dans les années 2000 apparaissent les tableaux noirs. Beaucoup de pierres (fabriquées par l’artiste), aussi, devant lesquelles je me suis rappelé quelques poèmes d’Yves Bonnefoy.

Les toiles oscillent entre deux espaces : l’infiniment grand du cosmos, avec ses étoiles minuscules dans le lointain (le fait de savoir qu’elle sont immenses en vérité est ce qui crée le dépaysement du regard), et l’infiniment petit du fragment de matière : toile d’araignée, morceau d’assiette, de vase ou de coquille, viennent prendre l’ensemble du regard. Le changement d’échelle, alors que les toiles ont des tailles semblables, oblige le spectateur à une gymnastique dans son rapport à l’image.
Les dernières toiles représentent des chutes de neige dans la nuit. De plus grand format, ce sont à mon avis ses meilleures, avec ses premiers travaux ; son obsession pour les cieux étoilés est certes intéressante, mais répétitive et moins surprenante. Les neiges qui tombent attirent l’oeil vers le bas, on se reprend à venir en haut et au centre, puis retomber naturellement. Il y a bien sûr un fond zen ou tao, seulement effleuré car ce n’est pas son rôle d’établir un discours ; un regard porté sur l’impermanent, le mouvement fugace, entouré de nuit.

La dernière salle projette un documentaire dont je n’ai pas noté les références, elles-mêmes introuvables sur le net. Il montre Vija Celmins au travail, dans son atelier, au moment de la préparation de l’exposition. Elle y parle par éléments fragmentés, mélangés l’humour et le tragique, comme tout bon moderniste. Chaque scène où elle est présente (il y a aussi beaucoup de plan très rapprochés sur ses outils et son environnement de travail) ressemble aux vidéos courtes de David Lynch : en ligne : phrasé lent et amusé, collocation étrange d’éléments amusants et d’éléments d’une vaste profondeur.
Il est bon de voir des artistes se chercher, affiner leur travail et leur pensée. Il est bon de voir quelqu’un prendre le temps de maîtriser son outil, d’user une technique puis de passer à une autre. Il est bon de réfléchir au rapport à la matière et aux images, de ralentir, vraiment ralentir. Toute cette exposition nous renvoyait dans le monde réel avec plus de concentration et d’intensité.
Merci pour la découverte… Une belle rencontre.
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