Note sur le suicide de Ian Curtis

Un suicide mûrement réfléchi, pensai-je, nullement un acte spontané de désespoir.

Thomas Bernhard, Le Naufragé.

Control d’Anton Corbijn est bien plus un long-métrage sur le suicide que sur la musique. De longs moments laissent entendre les morceaux d’Unknown Pleasures, l’album culte de Joy Division, tantôt en accompagnement externe, tantôt lors de sessions d’enregistrements et de concerts internes au film ; cependant, on voit peu la formation des œuvres : il n’y a ni l’éducation musicale, ni le processus de création. Le cœur du film est dans sa chute, le suicide d’Ian Curtis, et tout ce qui précède propose un certain nombre de lignes explicatives quant à ce suicide.

Si le film me paraît si singulier et si réussi, c’est parce que ce thème du suicide n’est pas aplati. C’est finalement rare. Aussi bien dans Le Cercle des poètes disparus qu’Adieu les cons ou Thelma et Louise, le suicide est impulsif, lié à une émotion violente et passagère, dans une situation où l’individu se sent pris dans un traquenard. Après le suicide de Curtis, une des explications données a d’ailleurs été une crise de folie passagère : cela ne tient pas la route, ne serait-ce que parce que les textes de ses deux albums, Unknown Pleasures et Closer, annoncent son acte. Un film comme Virgin Suicides, quant à lui, enrobe le premier suicide d’un mystère insondable, et fait du deuxième un acte spectaculaire pour dénoncer la société sclérosée dans laquelle vivent les sœurs. Control, probablement parce qu’il s’agit d’un biopic et non d’une œuvre de fiction, s’attache à une analyse sociale, médicale et psychologique qui va chercher dans chaque scène une origine possible du suicide final.

On sait depuis Durkheim que le suicide est un fait social. Si le sociologue a choisi ce fait-là, c’est par gageure : le suicide était traditionnellement vu comme un drame personnel, mettant en cause une psychologie mélancolique et des ruptures sentimentales. Or, Durkheim montre qu’il y a des sociétés plus propices que d’autres au suicide. Selon l’époque, le pays, la ville, la structure familiale, la structure scolaire, la structure médicale, la structure professionnelle, des terrains se forment qui inclinent ou non au suicide. Surtout, il n’y a pas une seule ligne explicative à chaque suicide : la mort brutale et impulsive suite à un choc sentimental est finalement assez rare, ou du moins le choc sentimental mène à suicide dans tel cas parce qu’il y a eu terrain propice auparavant. Concernant Ian Curtis, les terrains sont très nombreux.

Le premier concerne la banlieue de Manchester. Beaucoup de gens seront surpris que la laideur d’un lieu puissent être considérée comme un terrain de suicide, mais je suis persuadé que ça l’est, et j’ai été touché que le film prenne le temps de s’y consacrer, parce que cela faisait écho à bon nombre de mes sentiments sur la question. Sam Riley, l’acteur incarnant Ian Curtis, erre dans cette grisaille morne, passe de maison en maison, rentre chez lui avec de plus en plus de lenteur, écrasé par les rues. Il y a un passage où il cite Wordsworth, dans la chambre anodine d’un de ses amis, celle où il rencontre Deborah, sa future épouse. Si cela m’a semblé aussi important, c’est parce qu’à quinze ans, errant dans la laideur de Pont-de-Beauvoisin en me récitant tel ou tel poème, je pensais très clairement : cette errance ne peut mener qu’à un suicide. Entouré de laideur et rêvant d’autre chose, l’enfermement mental se précise, on se sent prisonnier, et on ne sait même pas de quoi, donc on se dit que c’est soi-même le problème, et ainsi s’amorce le ressassement morose. C’est comme cela que, selon moi, s’explique le premier suicide dans Virgin Suicides de Sofia Coppola : personne ne comprend le suicide de la jeune sœur, parce que personne ne veut comprendre qu’on peut se suicider de vivre dans un monde trop morne, dans lequel les arbres meurent un par un à cause d’un obscur parasite. Beaucoup ont la chance de pouvoir fuir le lieu qu’ils exècrent ; Ian Curtis y reste parce que Deborah apprécie l’endroit ; c’est entre autres cela qui les sépare. Cette horreur du lieu est renforcée par le fait qu’il travail dans une agence d’intérim, où il voit passer toute la misère de la ville.

Un deuxième terrain est la maladie. Ian Curtis est épileptique. Les crises arrivent de manière intempestive. Le médecin qu’il consulte, dans le film, est froid et d’aucun secours. Les effets secondaires des médicaments sont violents, Curtis les supporte mal et donc parfois refuse de les prendre, ce qui aggrave les crises. L’angoisse grandit peu à peu. Il y a la peur de mourir : une de ses clientes à l’agence d’intérim faisait des crises d’épilepsie (c’est l’origine de la chanson She’s lost control et meurt lors de l’une d’elle. Il y a l’impossibilité de tenir dans ses bras son jeune bébé, à cause de la possibilité d’une crise. Il y a la crise au milieu du concert, au cours de laquelle le public fait des tonnerres d’applaudissement, semblant dire « il s’est tellement donné qu’il a fait une crise d’épilepsie, quel génie ! » : la maladie devient spectacle, le public en redemande.

Un autre facteur de trouble est justement ce rapport au public. On voit Ian Curtis être certain de son futur succès, mais avoir peur quand celui-ci arrive. Les membres gagnent alors très mal leur vie, doivent travailler à côté, mutilent leurs vies personnelles pour essayer de percer ; mais, pour arriver à ce succès, le public exige tant et plus. L’épuisement physique et moral les guette. Dans une interview au Guardian publiée peu après le suicide, Peter Hook raconte qu’il regrette la pression mise par les producteurs : Closer a été fait trop vite, entre les concerts, dans l’urgence, sans dormir ni manger bien, Curtis avait des absences, des crises, mais tout le monde était trop occupé par le rock n’roll, la gloire et l’argent. Il avait déjà fait une tentative de suicide un mois avant sa réussite, et pas grand-monde ne semble en avoir été préoccupé.

Le dernier facteur, celui le plus longuement traité dans le film, est bien sûr le problème sentimental : la fin de l’amour avec Deborah, l’adultère avec Annik, la culpabilité qui s’ensuit, du fait de faire souffrir tout le monde. Le film a été écrit à partir du livre de Deborah Curtis, qui a d’ailleurs été co-productrice du film. Leur histoire sentimentale est cependant d’une triste banalité, c’est cela qui la rend tragique ; c’est le reste des facteurs qui la mènent à un suicide.

Pourquoi écrire cette note ? L’Organisation Mondiale de la Santé, pour la prévention du suicide, fait la recommandation suivante : ne pas parler du suicide. Être exposé à des œuvres traitant du suicide serait un des facteurs fondamentaux du passage à l’acte. Cela expliquerait en partie la vague de suicides consécutive à la lecture des Souffrances du jeune Werther de Goethe : tout d’un coup, le suicide devenait un sujet, des personnes qui n’y songeaient que vaguement trouvèrent une cristallisation à leur mal-être. Peut-être est-ce vrai dans le cas d’une œuvre de fiction, où l’empathie fonctionne à plein avec le personnage, a fortiori lorsqu’il est le narrateur, comme chez Goethe, ou lorsqu’il est sans cesse devant l’écran, comme chez Anton Corbijn. Mais ici, chez Corbijn comme chez Durkheim, il n’y a pas de complaisance avec le sujet : il y a la volonté de dérouler des explications. Comprendre que le suicide est un fait social aux origines multiples permet de travailler sur ces facteurs et, peut-être, les combattre.

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