1.
Les réflexions sur l’essence de la poésie m’enchantent. Elles se doivent toujours d’être elles-mêmes poétiques, puisque « aller vers l’essence » paraît un acte poétique par excellence. Le vertige vient sans doute de l’aspect spéculatif : on manie des concepts difficiles, on s’envole vers le ciel des Idées, ça enivre. Sans doute nage-t-on en plein délire, mais pourquoi pas ? Après tout, la poésie a bien partie liée avec l’ivresse et le délire, ces moments où le sujet passe à la marge, où autre chose se passe que la vérité, la politique, les relations humaines normalement pensées et acceptées. En même temps, on ne peut entièrement se satisfaire des définitions poétiques de la poésie ; on aimerait bien un sol sur lequel marcher, même si c’était pour continuer à errer.
2.
Lisant actuellement Célébration de la poésie d’Henri Meschonnic (le titre est à prendre ironiquement, ou pas), je traverse des remarques qui sont désormais acquises dans le champ de ceux qui réfléchissent à la poésie contemporaine. Cet ouvrage est d’une extrême richesse. Sans doute a-t-il été en partie mis sous silence parce que l’auteur éreinte sans cesse, s’en prend aux uns et aux autres ; à chaque fois que j’ai rencontré quelqu’un qui l’avait connu (souvent un de ses collègues universitaires), il m’a été dit que Meschonnic éreintait aussi de vive voix, ce qui le rendait visiblement pénible. Lisant son livre, je me dis qu’il serait temps d’oublier ces griefs et de se pencher à nouveau sur sa pensée, non pas parce qu’elle serait la vérité, mais parce qu’elle est vivifiante. La seule chose que je pourrais lui reprocher, moi qui ne l’ai pas du tout connu, c’est la pénibilité de sa syntaxe ; mais enfin, personne n’est parfait.
3.
A chaque fois que je me suis interrogé sur l’essence de la poésie, je n’ai atteint que des banalités. On a vite tendance à la naïveté et à l’outrecuidance : on va au cœur du langage, on cherche la beauté, donc on est persuadé d’être sur les hauteurs, toute la pompe d’un romantisme mal digéré remonte du fond des entrailles. Aussi, j’ai souvent, ici, rejoué le déplacement opéré par les structuralistes au cours des années 70 : non plus s’interroger sur les structures, mais sur la réception. Non plus « Qu’est-ce que la poésie », mais « Pourquoi lit-on de la poésie ? » Cette deuxième question présuppose une définition de la poésie, mais on peut facilement en trouver une minimale : la poésie est ce qui se vend au rayon poésie. Comme il faudrait toute une thèse pour analyser les attentes d’un public, et que je n’en ai ni les moyens ni le temps ni l’envie, la question devient : « Pourquoi est-ce que je lis de la poésie », puis « Pourquoi est-ce que je lis ce livre-ci de poésie ? »
4.
Pourquoi est-ce que je lis tel livre de poésie ? La réponse est d’abord conjoncturelle et multiple. Je lis Elégies mineures de Christophe Manon parce que j’ai déjà apprécié des livres de Christophe Manon ; parce que le genre de l’élégie est un de mes préférés, et en particulier dans ses versions contemporaines (Hocquard, notamment) ; parce que « mineures » m’évoque le concept de « littérature mineure » de Deleuze et Guattari, avec lequel j’ai de la familiarité. Je lis les poèmes de Han Kang publiés chez Flammarion par curiosité, pour tenter une autre entrée dans son œuvre après avoir peu apprécié le roman La Végétarienne ; parce que je l’ai feuilleté, qu’il travaille des scènes quotidiennes, thème qui m’a toujours plu et intéressé ; parce que cela ne ressemble pas du tout à la poésie contemporaine française, et que j’aime faire des pas de côté. Je lis Les Utopiques de Gilles Jallet parce que je fais désormais confiance aux éditions La Rumeur Libre ; parce que j’ai vu son nom passer dans la revue Catastrophes, à partir de laquelle je trace un grand nombre de mes chemins de lecteur ; parce que je tombe sans cesse sur la mention de son livre chez les gens qui lisent de la poésie contemporaine sur les réseaux.
5.
La mode de la critique numérique (Babelio, SensCritique), que j’ai moi-même beaucoup pratiquée dans ma vingtaine, invite à dire si on a apprécié ou non tel ouvrage. Sur les deux sites cités, il y a même la fonction de note, qui, pour un lecteur sérieux, est un acte barbare. (Mais pour quelqu’un qui a grandi comme moi dans ce siècle barbare, plus rien n’est barbare.) Dans ces chroniques-ci, j’ai rarement donné un véritable avis, sauf quand cela m’a vraiment plu. C’est que mon problème n’était pas la valeur : si je lisais de la poésie, c’était pour pénétrer la pensée poétique, trouver des idées, des formes, tout ce qui pourrait m’être utile pour penser mieux, rêver mieux, vivre mieux, et éventuellement écrire mieux mes propres poèmes.
6.
Pourquoi est-ce que je lis, non pas tel livre ou tel autre, mais de la poésie ? Je l’ai déjà dit : parce que la poésie (la bonne poésie) est un langage qui résiste, qui fait des pas de côté par rapport à la norme, qui excède le langage habituel, nous en met à distance pour mieux en combattre les structures sclérosantes et avilissantes. Nombre de poètes et critiques ont argumenté là-dessus : c’est évident chez Henri Meschonnic comme dans le dernier tome du journal de Christian Prigent. Une poésie difficile, parce que ce qui est facile, c’est le lieu commun du troisième âge du capitalisme. Difficile parce que ça résiste, parce que ça a du sens, même quand ça déconstruit la notion de sens.
7.
Poésie et philosophie nous invitent à un effort intellectuel. Effort d’abord négatif : la perte des certitudes. Suspens de la vérité, du sens, des fonctions référentielles. Le voyage de ceux qui partent pour partir. Aucune certitude n’existe d’arriver quelque part ; c’est le risque du métier. Mais, dans le monde qui s’effondre, on garde l’espoir d’un autre monde possible ; une ligne de fuite. Non pas un seul monde possible, mais des multitudes de mondes possibles : les mondes ouverts par les œuvres de valeur.
Poésie et philosophie nous invitent à un effort intellectuel. Effort d’abord négatif : la perte des certitudes.
J’aimeAimé par 1 personne
La fonction de note : un acte barbare. Tout à fait. Tellement répandue. Une fois attribuée la
note ou les étoiles, tout semble avoir été dit, c’est la fin du suspense, comme si la seule raison de lire est de faire connaître son degré de plaisir personnel.
J’aimeAimé par 1 personne