Après le camp. (Notes sur Claude Lanzmann, Imre Kertész, Charlotte Delbo et Primo Levi.)

Nous regardons Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures de Claude Lanzmann. Bien sûr c’est un excellent documentaire, mais je reste sur ma faim. Il manque ce qui m’intéresse désormais le plus : le problème du retour.

Depuis que j’ai lu Être sans destin d’Imre Kertész, je ne cherche plus dans les œuvres sur l’univers concentrationnaire le récit classique du camp. Déjà en lisant le Kertész, toute la partie centrale m’a plutôt ennuyé, même si quelques passages sont exceptionnels ; le récit suit nécessairement la même trame que dans Si c’est un homme de Primo Lévi ou La Nuit d’Elie Wiesel, et la plupart des classiques sur ce thème. La mécanique de la déportation et du camp fut horriblement la même.

Être sans destin est un chef-d’œuvre à cause de ses cent dernières pages, à cause de la cruauté du retour. Le narrateur se retrouve d’abord face à un type qui lui demande s’il a vu les chambres à gaz, et comme bien évidemment non (sinon il ne serait pas là pour en témoigner), le type en sort confirmé dans sa certitude que les chambres à gaz n’ont pas existé ; après quoi, un journaliste communiste l’alpague pour que son histoire de passage de camp fasse l’objet d’un article à sensation expliquant à quel point le fascisme était horrible alors que le communisme soviétique, qui a libéré le camp, va être la solution à tout ; enfin il y a le retour dans la famille juive, dont les survivants ont vécu cachés et n’ont donc pas connu le camp, et qui réintègrent son histoire dans l’histoire des pogroms et des persécutions vécues par les Juifs, sans rien écouter de son récit. Dans la dernière phrase, le narrateur dit que puisqu’on ne l’écoute pas, quand on lui demandera de raconter son passage à Auschwitz, il dira qu’il a été très heureux d’avoir été dans ce beau camp de concentration. Si la première trilogie de Kertész (Être sans destin, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, Le Refus), centrée sur son passage à Auschwitz et Buchenwald à l’âge de 14 ans, est aussi désespérante, c’est parce que le retour n’a apporté aucun répit, aucun soulagement.

Charlotte Delbo a elle aussi travaillé cette matière du retour dans le troisième tome d’Auschwitz et après, intitulé Mesures de nos jours. Chaque section narre le retour d’un codétenu ou d’une codétenue. Il y a celles dont la famille s’est déjà partagé l’héritage ; celui à qui plus personne ne parle car tout le monde l’accuse (à tort) d’être celui qui a donné tout le groupe de résistants ; celle qui revient et dont toute la famille a été assassinée durant la guerre, et qui se retrouve sans-abri car sa maison familiale a été revendue. Charlotte Delbo, dans ce tome-ci, montre néanmoins une force qui surpasse le désespoir : c’est, comme Le Convoi du 24 janvier ou Les Belles Lettres, une œuvre construite collectivement, le témoignage d’un groupe et non d’une personne. La différence avec Kertész est politique : Delbo est une militante, elle a été internée pour ses actions de résistance, après son retour elle continue le militantisme, l’action collective. Kertész, lui, a été envoyé à Auschwitz pour des raisons hors de sa portée : alors même qu’il est issu d’une famille athée et assimilée, n’a que 14 ans et n’a donc réalisé aucune action que ce soit, on l’envoie à Auschwitz parce que les nazis l’assignent à une identité juive dont il ne sait d’ailleurs presque rien. Toute son expérience est celle du non-sens, de l’absurde. Par ailleurs, à son retour, il peut difficilement revenir et accomplir des actions de militantisme, puisqu’il rentre dans l’enfer de la Hongrie communiste, dans laquelle toute lutte politique est rendue impossible par la dictature.

Complètement différent est un autre chef-d’œuvre : La Trêve de Primo Levi. Levi est souvent réduit à Si c’est un homme, certes un classique, mais il fut tout bonnement un grand écrivain. Comme Kertész et Delbo, d’ailleurs, sont souvent réduits respectivement à Être sans destin et Aucun de nous ne reviendra, alors que leur ampleur est dans le reste de leurs œuvres. La Trêve commence à l’ouverture du camp par les soldats russes et narre l’année d’errance avant de pouvoir retourner en Italie. Alors que le début est plutôt sombre, à cause de la convalescence difficile, peu à peu se construit un récit picaresque : les Italiens arrivent à chaque fois à un nouvel endroit, doivent trouver de quoi se nourrir, inspectent les lieux, font de nouvelles rencontres, élaborent des stratégies pour améliorer leur quotidien, puis se retrouvent envoyés dans un autre endroit, et ainsi de suite. Retapés, ils passent leur temps à blaguer et à marchander. Il aurait fallu Federico Fellini pour en faire un film digne de ce nom : c’est un livre fellinien sur l’après-Auschwitz, ce qui est bien une expérience de lecture sans pareille.

Cette longue parenthèse pour expliquer ce qui m’a manqué dans le documentaire de Claude Lanzmann, parce que ce n’est pas son sujet, pas ce qui l’intéresse. L’entretien avec Yehuda Lerner (l’un des membres du conseil clandestin qui organisa le soulèvement réussi du centre de mise à mort de Sobibor) se termine au moment de la sortie du camp. Les dernières minutes sont consacrées à l’énumération des convois envoyés à Sobibor entre 1942 et 1943, pour donner une idée du nombre de morts, mais aussi pour insister sur la matière historique, faire contrepoint et ajout au témoignage. (Lanzmann fonctionne souvent ainsi et c’est en effet un procédé d’une grande efficacité au sein du documentaire.) Pourtant, la suite de sa vie serait d’un intérêt tout aussi passionnant : sa lutte parmi les partisans cachés dans les forêts de Biélorussie, puis intégrés à l’Armée rouge ; son retour en Pologne, la découverte qu’il est le seul survivant de sa famille ; le retour de l’antisémitisme en Pologne (on l’oublie, mais il y eut un pogrom en 1946 ; l’antisémitisme est notamment propagé par Staline, avec sa lutte contre « les cosmopolites sans racines ») ; le départ pour la Palestine sous mandat britannique, puis son expérience de la guerre de 1948, son rapport aux guerres qui ont suivi. Sur cela, très peu de choses sont disponibles sur le net, et je ne peux qu’y songer vaguement.

On en sait plus sur Alexandre Petcherski, qui fut le meneur de l’insurrection de Sobibor. Après la sortie du 14 octobre, lui et ses camarades se dirigent vers l’Est pour rejoindre un groupe de partisans. Les membres du premier groupe qu’ils trouvent leur prennent leurs armes et leur déclarent qu’ils refusent d’intégrer des Juifs à leur groupe. Petcherski et les siens trouvent finalement, quelques jours plus tard, un groupe qui veut bien d’eux. Néanmoins, une loi soviétique prise au début de la guerre stipule que les officiers qui ont été faits prisonniers (c’était le cas de Petcherski, c’est pour cela qu’il s’est retrouvé dans le ghetto de Minsk puis à Sobibor) sont des déserteurs et doivent passer par une unité disciplinaire. L’homme qui a organisé la révolte de Sobibor et a officié pendant des mois avec des partisans se retrouve déclassé, envoyé en première ligne, et grièvement blessé, -il reçoit alors un certificat indiquant qu’il a « expié avec le sang sa culpabilité vis-à-vis de la Patrie ». À la fin de la guerre, il souhaite faire connaître son histoire. Son récit est censuré, notamment à cause de l’antisémitisme en URSS : la première version de son récit paraît sans que le mot « juif » y soit présent, l’État ayant pour doctrine que toutes les victimes ont subi des violences égales et qu’il n’y a pas eu de violence spécifique contre les Juifs (eux-mêmes victimes de violences antisémites de 1946 à 1953 dans les pays du bloc soviétique).

Cela, les deux histoires de Yehuda Lerner et Alexandre Petcherski après Sobibor, cela m’aurait intéressé de les avoir en entier, d’avoir une œuvre complète dessus. Lanzmann ne pouvait pas le faire parce que son sujet était le camp : en ce sens, son documentaire est une réussite, l’unité thématique rend l’œuvre ferme et puissante. Peut-être suis-je obsédé par les retours parce que l’époque pose comme question fondamentale : comment accompagner les victimes après les violences subies ? Les réponses données par les auteurs cités et par les histoires racontées sont nettes : il n’y eut pas d’accompagnement ; la sortie hors de la violence extrême des camps a fait revenir à la violence normale des conditions historiques. La question ne se posait pas : il fallait passer à autre chose. Au retour, Delbo et Levi reprennent leur travail, Kertész reprend ses études.

Le documentaire de Lanzmann a néanmoins, en plus de sa qualité, l’avantage de nous montrer une réalité qui fait signe vers autre chose que la méditation morose sur la violence du retour : Yehuda Lerner est là, devant la caméra, son visage rayonne et, il le répète à la fin de son récit, il a le sentiment du devoir accompli. Ses évasions de camps de prisonniers l’ont mené au ghetto de Minsk puis à Sobibor ; là, sa participation à la révolte lui a donné l’impression de restaurer sa dignité ; il a ensuite combattu avec les partisans. Tout cela n’était pas de sa volonté : « la réalité m’a mené là ». Face à la réalité, il a joué son rôle dignement. Kertész, Delbo, Levi, tous ont dit cela, avec d’autres mots : le simple fait de faire face, de demeurer, par dignité. Aucun n’a rien gagné en termes d’expérience, tout ceci était bien trop affreux, mais ils ont vu, ont traversé et ont survécu. Ils n’en tirent aucune fierté (à aucun moment Lerner ne se présente comme un héros), simplement un témoignage. Ils ont vécu, et c’est déjà beaucoup dire.

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