Étrange figure que celle de la déesse Vénus dont l’image orne la chambre de la malmariée dans le lai de Guigemar : décoration subtile du lieu clos où s’accomplira l’acte d’amour, présence protectrice dans ce lieu privé qui cherche à dérober les amants au regard des losengiers et du tiers exclu, Vénus est paradoxalement représentée en train de « jeter au feu » un livre d’Ovide, poète de l’amour, serviteur de Vénus. Peinte à l’instigation du mari jaloux, la déesse semble tenir la position étrange d’une gardienne du mariage mal assorti : le message porté par la fresque serait dissuasif, suggérant à la dame de ne pas s’adonner aux plaisirs de l’amour adultère que l’œuvre d’Ovide illustre parfaitement. À ce premier niveau de lecture, on rira de la maladresse du mari qui, tentant de se garantir contre le cocuage, expose à la vue, aux réflexions et aux rêveries continuelles de sa femme l’image de la déesse d’amour :
La chaumbre ert peinte tut entur:
Venus, la deuesse d’amur,
Fu tresbien mise en la peinture,
Les traiz mustrez e la nature
Cument hom deit amur tenir
E lëalment e bien servir;
Le livre Ovide, ou il enseine
Coment chascun s’amur estreine,
En un fu ardant le gettout
E tuz iceus escumengout
Ki ja mais cel livre lirreient
Ne sun enseignement fereient.
Ces quelques vers de Marie de France disent clairement, en toute brièveté, l’ambiguïté de cette fresque, qui ne semble pas tant promouvoir la léauté dans le mariage qu’une forme nouvelle de comportement amoureux opposée à l’enseignement d’Ovide. Si le sens principal du verbe « estreine » (estreindre : contenir, tenir rudement) peut permettre au lecteur de voir dans cette peinture un remedium amoris invitant la dame à ne pas céder aux plaisirs de l’amour extra-conjugal, les nuances sémantiques de ce même verbe (qui peut signifier « astreindre » et prendre le sens positif, presque alchimique, de « purifier ») suggèrent plutôt que ce n’est pas l’invitation ovidienne au sentiment adultère qui serait à mettre au feu, mais l’enseignement de codes amoureux périmés. Vénus condamnerait le comportement amoureux antique, dépassé par les règles de l’idéal courtois émergeant à l’époque de Marie de France. On comprend alors la présence inattendue de l’ekphrasis au sein de ce récit bref : la peinture symboliserait les changements dans la conception de l’amour advenus durant la « Renaissance » du XIIe siècle. On est tenté de se demander, comme l’ont fait plusieurs critiques, quel livre d’Ovide Vénus jette au feu. Trouver une réponse à cette question permettrait de préciser un peu mieux la nature de l’écart séparant codes amoureux ovidiens et courtois. Ovide a écrit deux œuvres amoureuses majeures : l’Ars amatoria, véritable manuel de séduction et de manipulation amoureuse faisant la part belle à l’acte sexuel (notamment hors mariage) et les Remedia amoris, ouvrage dans lequel le poète explique comment guérir de la passion. La percontative « cument chascun s’amur estreine » semble suggérer qu’il s’agit de ce dernier livre (c’est le point de vue d’E. Hoepffner), « estreindre » signifiant « comprimer, étouffer ». Vénus inviterait à aimer, à ne pas éteindre volontairement sa passion amoureuse, mais nous voilà face à une invraisemblance : pourquoi le mari aurait-il choisi de faire peindre une telle fresque dans la chambre d’une femme qu’il entend guérir de toute idée condamnable à ses yeux ? Même si l’on considère qu’il s’agit là d’un trait d’humour lancé par Marie de France, le mari jaloux étant une figure archétypale et ridicule, la maladresse paraît bien grosse. Adoptons un autre point de vue : peut-être Vénus jette-t-elle au feu l’Ars amatoria, puisqu’ « estreindre » signifie également « contenir », « réprimer », ce qui peut faire référence à l’usage de l’hypocrisie dans la séduction, largement illustré dans cet ouvrage. Si le terme d’ « amur » fait référence au désir physique, Marie de France peut tout à fait penser à ce livre où Ovide apprend aux amoureux impétrants à paraître policés, à complimenter les femmes, à leur faire les plus belles promesses afin de pouvoir les coucher dans leur lit. La peinture de la chambre agirait alors comme une mise en garde, un véritable remedium : Vénus elle-même condamnerait l’amour des hommes prêts à tout pour parvenir à leurs fins auprès des femmes. Faire jeter l’Ars amatoria au feu par la déesse de l’amour elle-même, ce serait prévenir la dame contre les dangers de l’amour humain, selon, peut-être, une réintégration subtile de la figure mythologique de Vénus en contexte chrétien. Le choix du mari serait donc tout à fait cohérent. Herman Braet a ainsi relevé l’ambiguïté subtile entretenue dans ce passage par la poétesse elle-même : il est difficile de savoir à quel livre Marie de France fait référence car tout le passage peut se lire à double sens.
Malgré le génie de Marie de France, une certaine naïveté d’écriture se manifeste dans les Lais. L’autrice avait sûrement en tête un livre dont on ne pourra jamais définir l’identité, tout simplement parce que, pressée par le désir de faire « brief », elle ne l’a pas caractérisé assez explicitement. Comme l’a suggéré R. Hanning pour dépasser le problème, il est possible de penser que Marie de France condamne ici tout le système ovidien. Cette opinion, que l’on pourrait taxer de « facile », me semble justifiée par l’ensemble du lai de Guigemar. Quelques vers plus loin, Marie de France nous offre ainsi la clef de compréhension de son allégorie énigmatique. Les Remedia amoris et l’Ars amatoria sont visés par une nouvelle conception de la relation amoureuse, conception courtoise, que Marie de France illustre au fil de ses douze lais :
Amurs est plaie dedenz cors,
e si ne piert niënt defors ;
ceo est uns mals ki lunges tient,
pur ceo que de nature vient.
Plusur le tienent a gabeis,
si cume cil vilain curteis,
ki jolivent par tut le mund,
puis se vantent de ceo que funt ;
n’est pas amurs, einz est folie
e malvaistiez e lecherie.
Comme l’a remarqué J. T. E Thomas, Marie de France ici semble condamner les préceptes de l’Ars amatoria : la débauche des jolis cœurs est « mauvaistiez e lecherie ». La performance de séduction est ici pointée du doigt. J.T.E Thomas voit dans la démarche de Guigemar, qui se donne tout entier et franchement à sa passion, une illustration de ce rejet de l’hypocrisie et de la fallace dans la séduction :
’Dame’, fet il, ’jeo muere pur vus ;
mis quers en est mult anguissus.
Se vus ne me volez guarir,
dunc m’estuet il en fin murir.
Jo vus requier de druërie :
bele, ne m’escundites mie ! ’
Quant ele l’a bien entendu,
avenantment a respundu.
Tut en riant li dit : ’Amis,
cist cunseilz sereit trop hastis,
d’otreier vus ceste preiere ;
jeo ne sui mie custumiere.’
’Dame’, fet il,’pur deu merci,
ne vus ennuit, se jol vus di !
Femme jolive de mestier
se deit lunc tens faire preier,
pur sei cherir, que cil ne quit
que ele ait usé cel deduit.
Mes la dame de bon purpens,
ki en sei ait valur ne sens,
s’ele trueve hume a sa maniere,
ne se fera vers lui trop fiere,
ainz l’amera, si’n avra joie.
Ainz que nuls le sace ne l’oie,
avrunt il mult de lur pru fait.
Bele dame, finum cest plait ! ’
La dame entent que veir li dit,
e li otreie senz respit
l’amur de li, e il la baise.
Des ore est Guigemar a aise.
Ensemble juënt e parolent
e sovent baisent e acolent ;
bien lur covienge del surplus,
de ceo que li altre unt en us !
Il est pourtant étrange de conclure que l’attitude de Guigemar s’oppose en tout point à celle des amants de l’Ars amatoria : certes, il use de franchise, mais n’est-il pas en train d’essayer de séduire la dame par des mots qui l’associent sans scrupules aux femmes faciles (« femme jolive de mestier / se deit lunc tens faire preier ») ? Guigemar est d’ailleurs en train d’agir autrement que ce qui était préconisé dans les Remedia amoris : ne pousse-t-il pas la jeune femme à ne pas contraindre sa passion, à ne pas la guérir, mais à l’accepter et à s’y adonner ? L’idéal courtois est présenté par Marie de France comme un double déplacement par rapport à l’enseignement d’Ovide, et ce déplacement au sein de l’héritage du maître réside en un terme : la franchise. Franchise envers la dame aimée, manipulable rhétoriquement peut-être, puisqu’il s’agit bien ici de la séduire, mais objet d’une adoration éternelle (pas de rupture, pas d’abandon, pas de tromperie, mais une fidélité à toute épreuve que symbolisera le nœud de la chemise dans la suite du lai). Franchise des cœurs à eux-mêmes d’autre part, tout amour devant être vécu, la position de l’amant éconduit devenant impensable et ne pouvant se résoudre que dans la mort. Marie de France ne récuse pas totalement l’héritage d’Ovide (ses personnages et le fait qu’elle cite l’auteur le montrent bien) : elle vient redéfinir sur la base de ses idées les règles du jeu amoureux, dans une époque où, face à une société violente, il convenait d’appréhender autrement (ne serait-ce qu’en rêve) le jeu de l’amour.