C’est en songeant à mes propres oscillations que je tombe sur l’article de Jean-Christophe Bailly, « La ponctualité du poème », paru dans le dernier numéro de Po&sie, qui use de ce même concept d’oscillation. Son travail sur ce terme l’amène à une réflexion sur la résonance (concept emprunté à Paul Celan), puis l’intenté (concept emprunté à Émile Benveniste) dans une perspective qui se découvre vite heideggerienne : le poème doit « révéler le sens, pas l’utiliser », puis devient « le récitatif du vouloir-dire de la langue ». L’étonnant est plutôt dans le mélange constant entre l’humilité et la thaumaturgie, qu’on retrouve régulièrement dans les discours contemporains sur la poésie (ce n’est pas une critique ; ou alors, elle serait essentiellement dirigée contre moi-même) : la poésie serait ce lieu de langage pur, sans prétention aucune (et Bailly revient sur la figure du « grand poète », ou du « Poète » avec majuscule, qui lui fait horreur ; -Bonnefoy lui-même, sur le tard, refusait de s’affirmer même « poète »), mais tout de même proche de l’illumination, de la vérité vraie et seule profonde.
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Toujours ce désir de produire une œuvre exigeante, concentrée et linéaire, que je porterais telle une croix, tout au long de ma vie. Georges de La Tour, Emmanuel Kant, Stéphane Mallarmé. Briser enfin l’éparpillement, le fragment, la profusion. A ce moment de la réflexion, une autre partie de moi s’écrie qu’elle veut du multiple, de la profusion, de la vie en somme, que la volonté littéraire ou intellectuelle de type sacerdotal ne peut mener qu’à la stérilité, ou au mieux à la monotonie. Je n’ai de toute façon pas le temps de m’abandonner entièrement à la poésie, ou même à l’écriture en général, et ce ne serait pas souhaitable : dès que je passe plusieurs heures à réfléchir sur le poème, ou à écrire, j’arrive invariablement à un état de dépression plus ou moins profonde, mais en tout cas désagréable. Pourquoi, alors, continuer ? Parce que j’y suis inlassablement attiré, que j’ai toujours voulu (voulu et décidé) de dire, ou du moins, comme le dit Jean-Christophe Bailly, de faire un « récitatif de vouloir-dire ». Les mots et les phrases m’ont toujours étonné. Le monde, de même. Les sociétés humaines également, mais la surprise fut alors mélangée d’indignation, de rage parfois. Tout cela me mène naturellement, selon la logique implacable des théorèmes, à écrire, du moins à faire des lignes, à tenter quelque chose. (Tentation de la tentative.)
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L’entretien mené par Guillaume Condello avec Yves di Manno et Jean-Paul Auxeméry, dans le même numéro de Po&sie, juste à la suite de l’article de Bailly, est d’un formidable intérêt. Il revient sur une position étroite, née dans les années 70 chez ceux qui devraient ensuite être les poètes les plus reconnus : « ni restauration, ni avant-garde ». La poursuite lente et concentrée du croisement entre le « chant et la réflexion formelle » forme la meilleure ligne poétique de ces cinquante dernières années. Di Manno comme Auxeméry tirent cette ligne des auteurs, notamment américains, qu’ils ont traduit avec virtuosité : William Carlos Williams, George Oppen, H. D., Charles Olson et bien d’autres. (Emmanuel Hocquard également, bien que di Manno et lui aient eu leurs différends interprétatifs sur ces poètes.) Disons-le nettement : je ressors de cet article avec une impulsion non pour écrire, mais d’abord pour lire. Il me semble avoir vingt-huit ans et n’avoir rien ; mes chantiers, dans la poésie contemporaine, restent immenses.
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Je ne produirai rien ressemblant à de la poésie cette semaine. Trop de travail, peut-être, et donc pas le temps d’une respiration un peu longue qui permettrait de poser un rythme. Je repars dans la semaine à venir avec une volonté quelque peu raffermie, toujours dans l’indifférence, mais pourquoi pas.
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(Peut-être commencerai-je à fouiller mes treize années de cahiers pour en tirer des poèmes et des réflexions. Projet que j’aimerais commencer la semaine prochaine. Surprise, j’espère.)
La voie est étroite
Sombre et propice aux faux pas
Les vents de l’égo
Nous poussent de toute part
Mais quelle fierté du pas
fort ou maladroit
Elle nous relève d’un bond
Invite au partage
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