L’émergence de la dystopie comme genre central ces soixante-dix dernières années est un des faits saillants de l’histoire récente des idées et des représentations. Si Le Meilleur des mondes ou 1984 sont désormais des classiques étudiés à l’école, un phénomène plus récent est venu s’y adjoindre : l’entrée de la dystopie comme genre spectaculaire dans la culture populaire. Dans une série de livres (puis de films) comme Hunger Games, les aspects politiques de la dystopie sont estompés pour recentrer l’œuvre sur l’aventure induite par la lutte contre le système totalitaire. L’aspect totalitaire vient surtout renforcer la violence vécue par les personnages, et donc le registre pathétique, les tensions créant l’effet d’attente, ainsi que les retournements d’intrigue (l’arbitraire du pouvoir totalitaire justifiant des retournements peu vraisemblables hors du champ de la dystopie). La dystopie, dépolitisée, devient un genre de la cruauté spectaculaire, de la lutte pour la survie, où lecteurs et spectateurs sont invités à être les voyeurs des souffrances entraînées par la violence institutionnelle, tout en ayant bonne conscience (car l’œuvre est « engagée », politique par son cadre) sans avoir à réfléchir (le discours politique est réduit au minimum). S’imposant comme critique de la société du spectacle, Hunger Games nous offre une œuvre dont tous les codes correspondent à la société spectaculaire actuelle. Ainsi se passe un phénomène montré de manière cynique dans les meilleurs épisodes la série Black Mirror, particulièrement dans le deuxième épisode de la première saison : la critique de la violence spectaculaire fait partie de la violence spectaculaire. Vous ne lisez ou regardez pas telle œuvre parce qu’elle critique, mais parce qu’elle touche les affects que visent la publicité et les médias de masse : le choc, le voyeurisme, la jouissance devant des personnages souffrants, tout cela en bonne conscience.