Le Professeur (2)

Je suis vieux, dit le professeur désormais assis sur un strapontin, devant le zinc d’un bar rue de Fleurus, je suis irrémédiablement vieux, et déjà le serveur comprenait que le vieux ne s’adressait pas à lui, qu’il déblatérait seul, complètement, mais qu’est-ce que c’est encore que ce vieux con, pensa-t-il, mais le professeur n’en était plus à se soucier du regard de ses contemporains, à vingt ans je croyais que je deviendrais Virginia Woolf, à trente ans je pensais au moins apporter quelque chose au monde universitaire, à quarante ans j’avais oublié avoir eu des ambitions, aujourd’hui je me rends compte que toute ma vie a été un échec absolu, ma vie sentimentale bien sûr, mais surtout mes textes et mes idées, ma vie intellectuelle, ce pour quoi j’ai sacrifié tout le reste, ce qui n’était pas complètement imbécile, car j’étais déjà inadapté social, je savais que je deviendrais fou et que je me mettrais à vous parler comme je le fais actuellement, mon pauvre ami (le serveur s’occupait de laver le comptoir en hochant la tête, sans qu’on sache si ce signe était adressé au professeur), la retraite approche et les étudiants me fuient, je note n’importe comment, suis incapable de bien remplir les papiers pour qu’ils puissent conserver leurs bourses d’étude, il y en a deux ou trois qui ont été ruinés à cause de moi, mais je croyais qu’au moins quelques-unes de mes idées resteraient, quelques-uns de mes poèmes et de mes essais, non, rien ne restera, ni les cours sur le lyrisme où j’ai mis tout mon cœur, et qui sont désormais la risée de mes pairs, ni mes élucubrations poétiques publiées dans des revues par politesse, parce que j’enseignais la poésie contemporaine, et que donc, les poètes qui tenaient les revues se disaient sans doute que je pourrais les citer dans mes cours, je le faisais d’ailleurs volontiers, on se rendait service les uns aux autres, de fil en aiguille je fus publié dans de belles éditions, tout est désormais épuisé, maintenant que je n’ai plus le vent en poupe, plus d’étudiant, que tout le monde voit bien que je suis un raté, on me dit enfin la vérité, à savoir que mes poèmes ne valent rien, qu’ils n’ont ni rythme, ni profondeur, que mes essais sont dépassés, qu’ils l’étaient déjà quand je les ai écrits, qu’on les publiait autrefois par politesse, en se disant que j’étais dans le milieu, que je pouvais être utile à l’occasion, rendre un service, mais je ne savais pas rendre des services, je restais dans mon coin en pensant que c’était une marque de grandeur, et maintenant je suis là dans ce bar, tenez, prenez la monnaie, je ne vous embête plus, pardon de vous avoir gêné, il regarda autour de lui, les rares clients évitaient son regard, il fixa le serveur, on se croirait dans un film de Béla Tarr, c’est bien, c’est bien, et il s’en alla dans le sens inverse, pour retraverser le Jardin du Luxembourg, retourner faire cours devant la petite dizaine d’élèves qui parvenaient à le supporter, ils avaient sans doute choisi son cours par erreur, ou pour de pures questions d’emploi du temps, de toute façon il voyait bien que personne ne l’écoutait, il ne connaissait pas le prénom du moindre de ses élèves, ne faisait pas l’appel, aujourd’hui il ferait cours sur Emmanuel Hocquard, maintenant que ce dernier était mort il pouvait enfin le considérer comme un grand poète, alors qu’avant, comme ils n’étaient d’accord sur rien et que l’auteur des Elégies avait eu des propos indirects pour le traiter de moins que rien, il l’avait ignoré, mais il fallait désormais reconnaître qu’il avait entièrement raison, il avait gagné, je m’incline, dit le professeur à côté de la statue de Paul Verlaine, j’ai perdu, ce n’est pas grave, et un sourire passa sur son visage, pas exactement un sourire apaisé, néanmoins quelque chose s’approchant d’une émotion positive, pour la première fois depuis longtemps, il faudra que j’informe mes élèves sur le fait qu’ils vont rater leur vie, et que ce n’est pas grave, voilà ce qu’il faut que je leur dise, personne ne m’écoutera, mais au moins j’aurai parlé.

Une réflexion sur “Le Professeur (2)

Laisser un commentaire