J’ai lu avec plaisir Paris quand même de Jean-Christophe Bailly, un livre que je souhaitais lire depuis sa sortie, et qui m’est finalement tombé dessus à la librairie Les Parleuses, à Nice. Ce qui va suivre n’en est pas une analyse, mais un pas de côté, dans lequel je pars de mon propre regard sur la ville, forcément décalé du sien, du fait de l’écart d’âge ainsi que de situation géographique. Bien qu’ayant vécu vingt ans à Paris (sur les vingt-neuf que comptent ma vie), je ne me considère pas comme parisien, et ce sera donc une simple réflexion de passant de longue durée. On pourra néanmoins prendre ceci comme une invitation à lire ce beau livre, ou à faire soi-même l’anamnèse de ses propres lieux.
Forcément, quand on lit un livre sur une ville où on a vécu, on est plus particulièrement attiré par les lieux que l’on connait, et l’on procède à une vérification : la perception de l’auteur est-elle la même que la nôtre ? Je ne reviens pas sur les faits objectifs, dont l’auteur nous abreuve, à la manière de Sebald, est les mélangeant à des passages narratifs ; je parle plus précisément des moments de jugement, qui sont nombreux et assumés, parfois pamphlétaires. Ils m’ont toujours semblé pertinents : sur le Panthéon, près duquel j’ai eu le malheur d’habiter pendant mes études ; sur le Luxembourg, près duquel j’ai eu le bonheur d’habiter pendant mes études ; sur la Bibliothèque François Mitterrand, pour laquelle il cite le passage d’Austerlitz de Sebald, qui m’avait déjà semblé définitif sur la monstruosité de l’ensemble. Globalement, je me suis senti une communauté de passage avec l’auteur. Cependant, ces quelques lieux bien voire trop connus ne sont pas l’objet qui m’a semblé nécessiter d’écrire ce petit texte : je voulais plutôt parler du nord parisien où je suis né.
Tout d’abord, j’avais été surpris, dans le chapitre concernant le quartier Strasbourg-Saint-Denis (chapitre probablement le plus positif du livre), de ne pas voir mentionnée la Gare de l’Est, qui en fait la limite nord. La Gare de l’Est revint néanmoins plus tard au cours du livre, dans le chapitre concernant le triangle des rails formés depuis les gares du Nord et de l’Est. Ce n’est pas seulement un choix thématique ou stylistique : les séparations opérées par Bailly dans ses chapitres reprennent des unités géographiques (forcément subjectives, bien que fondées sur des éléments concrets) ; et la brièveté des chapitres, l’aspect rapide, fluide et presque jazzy de l’ensemble (rappelant parfois des textes de Jacques Réda, lui aussi grand parisien), est ce qui rend le livre si agréable à lire. Non, c’est autre chose : si j’avais été surpris au départ, j’ai ensuite compris. Effectivement, dans ma propre expérience, la Gare de l’Est est radicalement séparée de Strasbourg-Saint-Denis.
En effet, je suis né et j’ai vécu les treize premières années de ma vie dans ce triangle entre Gare du Nord et Gare de l’Est ; alors que Jean-Christophe Bailly le mentionne comme un lieu qu’il connait assez peu, parce qu’il a surtout arpenté le sud, la gare de l’Est était alors pour moi le bout de l’horizon parisien. Il y avait, à l’une des extrémités de cette gare, le square Villemin, où nous allions souvent le weekend en famille, et le terrain de tennis attenant, où je jouais une heure par semaine, chaque samedi, avec un rythme de progression absolument ridicule. De l’appartement situé en face du métro aérien La Chapelle jusqu’au square, il devait y avoir dix ou quinze minutes, et c’était, jusqu’à mes onze ans, l’un des bouts de mon horizon ; à part ça, je connaissais, comme beaucoup d’habitants de Paris, quelques îlots autour des stations de métro. Au milieu de ce chemin, il y avait la librairie L’Invit’ à lire, rue du Château-Landon, où je m’arrêtais systématiquement acheter quelque chose, soit un manga, soit plus tard un livre de fantasy (je ne suis devenu lecteur classique qu’après mon premier départ de Paris), et où, surtout, il était si agréable de discuter avec le libraire.
Deux de mes premiers souvenirs poétiques sont liés à la gare de l’Est. J’utilise ici le terme « poétique » non dans le sens restreint du travail du vers, mais dans le sens large de l’éveil au monde. Le terme « océanique » serait peut-être plus approprié, car je sais qu’en France, aujourd’hui, des gens sont très énervés quand on utilise le terme « poétique » pour parler d’autre chose que d’un compte de syllabe, mais c’est le mot qui me vient, je n’y peux rien. Il y avait tout d’abord, vers mes neuf ou dix ans, le besoin, en revenant du square, d’aller marcher jusqu’au bout de la plus longue voie de la gare. En rentrant, je disais à mes parents que le cours s’était éternisé, ce qui permettait aussi de faire semblant d’avoir une passion sportive pour le tennis, fait beaucoup plus bête mais beaucoup justifiable que de simplement vouloir contempler des trains, des gens, et marcher sur du béton à côté de rails. Une autre fois, à peu près au même moment, un des animateurs du centre de loisirs, sis à l’école Louis Blanc, visiblement lassé de tout le temps faire des activités qui se résumaient au football et au tennis de table, a proposé aux volontaires de prendre des feuilles et d’aller dessiner la gare de l’Est, vue depuis le Jardin Marielle Franco. J’étais aussi mauvais en dessin qu’en sport, mais je garde un souvenir profond d’une naïveté enfantine dans la contemplation : regarder une façade pendant une heure, voir des détails de plus en plus précis, prendre un simple plaisir à regarder.
Plus tard, mes parents m’ont inscrit dans un collège privé près du métro Poissonnière. J’y ai sans doute appris beaucoup de connaissances et de méthodes de travail, mais y ai été malheureux comme un rat mort. Rien ne m’y prédisposait, car mes parents ont toujours été aimables et sympathiques, et j’avais des amis également aimables et sympathiques, mais, probablement comme beaucoup d’adolescents, je ne me supportais pas moi-même. C’est ce moment où l’on sent qu’on est un imbécile, mais où l’on n’a pas encore les moyens de devenir autre chose, ou au moins d’avoir l’illusion de le devenir. Mon grand soutien, durant ces années, fut la gare du nord, où je passais chaque matin et chaque soir pour retourner chez moi. Je suis bien d’accord avec Jean-Christophe Bailly sur le fait qu’elle mériterait un livre à elle seule. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls à le dire. C’est l’un des derniers lieux encore réellement vivants dans toute cette vitrine sclérosée qu’est souvent devenu Paris. L’autre soutien, dont j’ai déjà parlé, était L’Invit à lire : je faisais un détour pour y passer, me retrouvant régulièrement devant la porte fermée car j’oubliais que la librairie était fermée le mardi, jour où je voulais m’y rendre pour la simple raison qu’il s’agit de mon jour préféré dans la semaine.
C’est seulement en ayant de nouveaux amis, issus de ce collège privé, que j’ai pris conscience du mépris ressentis par les Parisiens plus riches pour tout ce qui se trouvait au nord de la gare de l’Est. Je me souviens d’un ami horrifié par mon hall d’immeuble taggué, par « les gens dans la rue » (la remarque était évidemment raciste), et par la petite taille de l’appartement familial régulièrement ravagé par les dégâts des eaux. A l’école Louis Blanc, j’étais riche ; au collège Rocroy-Saint-Léon, j’étais pauvre. Il suffisait de passer la limite sud ou la limite ouest du triangle Gare du Nord-Gare de l’Est pour changer de statut social. (Sans doute est-ce là une malédiction propre à la classe moyenne.) Des éléments pour moi parfaitement normaux semblaient déranger les personnes extérieures au triangle : la hideur de la station Louis Blanc, par exemple, ne m’a sauté aux yeux qu’après dix ans d’absence ; avant, elle n’était pas hideuse car elle était l’endroit normal par où l’on passait presque chaque jour. Les gens parfois étranges qu’on croisait près de Stalingrad ne m’étaient pas étranges, et quand cette station de métro est systématiquement associée, dans les médias comme dans le livre de Jean-Christophe Bailly, au crack qui y prolifère, j’ai toujours un moment de recul ; pour moi, il s’agit juste du lieu où l’on passait pour aller à la Rotonde, sur le quai de Seine jouer au tennis de table, ou au parc de la Villette lorsqu’il nous prenait l’envie d’y aller à pied plutôt qu’en métro.
(Je m’aperçois que ce texte a pris une ampleur inattendue, puisque j’en arrive à deux pages sur Word ; je mettrai donc la suite dans un prochain article.)