Autoportrait dans la nuit du 4 au 5 novembre 2023

J’ai multiplié les cahiers, les idées, les velléités. Me perdre dans mes propres mots ne m’a pas réellement rendu heureux. J’eusse préféré, à vrai dire, être édité, avoir un succès même minime. A la place je me suis dispersé, n’ai jamais trouvé le courage et la patience de produire un livre. J’aimais trop les fragments et les ruines pour me forcer à produire un semblant de construction raisonnée. Je crois d’ailleurs peu aux mirages de la raison. Enfant du surréalisme, de l’énergie qui ne peut qu’être celle du désespoir. Recommencer, rater encore, rater mieux, etc. Pourtant je n’aimais pas spécialement non plus l’avant-garde. Encore moins la recherche formelle pour elle-même. En vérité je n’aimais pas grand-chose. Misanthropie un peu précieuse ridicule. Cependant, en dialogue comme sur les réseaux sociaux, mon activité principale consistait en blagues. Clown triste. Ridicule dans le sérieux et sérieux dans le ridicule.

L’un de mes regrets, dans cet amoncellement de carnets, est l’incapacité à décrire correctement les personnes. Sans doute en ai-je eu peu envie, mais cela manque, -je n’ai jamais rien eu d’un romancier au sens classique, ni d’un diariste. Depuis le début c’est la langue elle-même et la littérature en tant que telle et les idées en tant qu’idées qui me posent problème. Tout cela n’est qu’un cheminement intellectuel, peut-être même pas une écriture. Une vaste somme de brouillons. Je voulais proposer une somme de crachats. Mes questions essentielles étaient secondairement littéraires, -je n’ai jamais su quelles étaient mes questions essentielles. J’écrivais des pensées à la Pascal en oubliant qu’elles avaient déjà été écrites par Pascal et qu’on a publié les siennes parce qu’il avait été par ailleurs un génie universel. L’amertume des comparaisons.

Pourtant j’écris ces pages sans aucune tristesse, presque avec enthousiasme. Je sors d’une bonne soirée avec de bons amis, et j’écris toujours joyeusement quand j’ai un peu bu. Pour produire une œuvre, il faudrait que je boive tout le temps, mais je n’ai ni le goût ni l’énergie de devenir alcoolique. Je n’avais pas assez d’autodestruction en moi pour tout abandonner à l’écriture. Peut-être étais-je un dilettante, un écrivain du dimanche. Récemment on m’a fait quelques compliments sur le « style » de mes écrits publiés en ligne. Cela m’a fait penser à une idée de Nathalie Quintane dans Ultra-Proust : il y a à chaque époque des gens qui « écrivent bien », dans le style classique alors autorisé, et c’est la moindre des choses en France, vu notre folie autour des diplômes et des concours, qu’après avoir passé des concours dans les Lettres (j’ai été une de ces bêtes à concours) on écrive avec un style correct, -mais cela ne fait aucunement une œuvre, encore moins une œuvre de valeur. Et encore, même après l’agrégation, j’écrivais encore très mal, mes cahiers témoignent de ce souci de progresser stylistiquement. Désormais, à vingt-neuf ans, j’ai l’impression d’avoir passé un cap, -c’est déjà ça. Pas encore d’œuvre à l’horizon, mais ce n’est pas grave.

Après tout, ne serait-ce que si j’ai pu présenter un itinéraire de lecteur, encourager quelques personnes à lire et à écrire, cela aura servi. J’avais l’année dernière des élèves de section rugby. La plupart ne deviendront pas professionnels, beaucoup ne l’envisageaient pas, mais tous se donnaient tout de même à fond. L’un d’eux me dit un jour : « S’il n’y avait pas des joueurs de seconde zone comme nous, les bons joueurs ne seraient pas obligés de s’entraîner tout le temps pour se maintenir en haut, et le niveau baisserait. » Je pensai que c’était une certaine vision du bonheur au sein d’une organisation sociale heureuse ; je m’imaginai en écrivain de seconde zone heureux de maintenir la pression sur ceux qui devront écrire mieux pour se maintenir parmi les meilleurs.

De toute façon, tout retournera à la poussière : autant qu’on ait sereinement avancé et indiqué quelques voies qui nous ont semblé être celles d’une meilleure pensée, d’une meilleure parole et de meilleurs actes. –J’en ai donc fini avec ma longue adolescence ; il était plus que temps pour moi de vieillir. Ma crise de la trentaine sera joyeuse ou ne sera pas.

2 réflexions sur “Autoportrait dans la nuit du 4 au 5 novembre 2023

  1. @ Anath & Nosfé :
    Il y a de la mêlée dans la littérature : éditeurs, écrivains, diffuseurs, libraires… et au dernier rang lecteurs (« le masculin fait le neutre », dirait le grand ordonnateur des Lettres).
    L’important est seulement d’essayer et que l’essai soit transformé en plaisir.
    Bon match ! 😉

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