Pause (4)

Après avoir écrit le précédent article, consacré au « spectre du lyrisme », et observé le relatif succès qu’il a obtenu, je suis allé fouiller dans les statistiques de ce site. J’ai constaté un fait qui m’a étonné pour 2023 : mis à part ce dernier article, aucun texte consacré à la poésie n’entre dans les plus lus. Pourtant, quand Anaïs et moi avons commencé ce site à la fin août 2022, mon but très clair était de me mettre au net avec la poésie contemporaine, et surtout de mettre en place quelques « recherches » : poèmes, traductions, textes théoriques, fragments sans queue ni tête tels que je les écris rageusement dans mes cahiers. Pourquoi cette éclipse ? Je ne saurais vraiment le dire. Deux faits profonds entrent sans doute en ligne de compte. Tout d’abord, mon esprit primesautier, qui m’entraîne à passer d’une idée à l’autre, d’un style à l’autre, d’un genre à l’autre, sans plan préétabli. Ensuite, il y a cette nécessité que je ressens de discuter, -c’est-à-dire que j’apprécie quand je reçois un commentaire sur un texte, ici ou lors d’un partage sur les réseaux. Or, force est de constater que, lorsqu’il s’agit d’un texte concernant la poésie, je recevais en 2022 et début 2023 un silence poli ; cela a un peu changé récemment, mais les proportions restent relatives.


À la place, il y eut bien plus de vues pour les articles concernant l’actualité, les morceaux de journal et les articles consacrés à des auteurs (Paul Lambda, Heidegger, Krasznahorkai).


De même, consultant mon journal de lecture de cette année sur SensCritique, je constate qu’il y eut finalement peu de poésie, en tout cas moins que les années précédentes. Enfin, tout de même : tout Sylvia Plath, « A » de Zukofsky, « Champs » d’Yves di Manno, Louise Glück, Dante, Coleridge… Mais ce fut essentiellement dans le début de l’année, et ne fait pas le coeur de mon année de lecture : quand j’y repense, les oeuvres les plus marquantes de mon année ont plutôt été « Le Baron Wenckheim est de retour » de Krasznahorkai, « Les Origines du totalitarisme » d’Arendt, « L’obsolescence de l’homme » d’Anders, « Le Spectateur » d’Imre Kertész, « Nietzsche, lecteur de Pascal » de Lucie Lebreton et « Les Enfants de Minuit » de Salman Rushdie.


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Ce n’est pas ce constat-là qui m’amène à insérer cette réflexion dans ma série de « Pauses » laissée en plan pendant douze mois. Tout à l’heure, j’ai rompu sans m’en rendre compte un pacte professionnel que j’avais passé avec moi-même, à savoir celui de ne jamais répondre du tac au tac dans une conversation numérique avec plusieurs collègues. Le sujet était la série de mesures annoncées par Gabriel Attal il y a trois jours, et qui créent un certain trouble dans les attaques, en particulier parce que des informations parfois contradictoires ont été égrénées dans les médias. J’ai donc répondu en donnant les informations que j’avais comprises, de manière assez péremptoire. Au bout d’un moment où la discussion s’enlisait (sans violence, mais avec une tension palpable), on a fini par me démontrer que ce que j’avais mal lu le texte officiel du ministère, et que j’avais raconté n’importe quoi durant des messages de dizaines de lignes, ce dont j’ai dû convenir en m’excusant de manière contrite. Je me suis senti très bête, ce qui est la moindre des choses. J’ai immédiatement pensé à cette vieille série de « pauses », à ce rappel que je croyais ancré en moi qu’il fallait d’abord s’arrêter et réfléchir, avant de se jeter stupidement dans un débat sur un sujet mal maîtrisé. Comme tous les bavards, je rêve de voeu de silence. Je parle et je sens derrière mon dos le moraliste qui ricane. Sans doute les plus grands écrivains étaient-ils silencieux et avaient-ils comme qualité principale l’écoute. Quand on écrit, on supporte difficilement le langage vain. Alors, quand on se rend compte qu’on a eu des mouvements de mépris pour le langage vain des autres, et qu’on se rend compte que son propre langage a été tout aussi vain, si ce n’est plus, on a le choix entre le silence ou écrire sur le silence.


En bref, j’aimerais trouver enfin en moi la capacité de tracer une ligne ferme, d’avoir une pensée meilleure et ordonnée. Sans doute était-ce pour cela que j’avais placé des oeuvres de Mondrian en illustration de ces textes : un ordre, une clarté, une pensée qui avance sereinement, -ce que je désire sans parvenir à l’obtenir. La pause elle-même est aussi chaotique que le reste. Mais puisque nous sommes « contemporains, c’est-à-dire citoyens du chaos » (Francis Ponge), peut-être faut-il simplement assumer cette dispersion, et en faire quelque chose. Mais alors, n’aurons-nous pas uniquement fait de nécessité vertu ? Mais… On ne sort pas des alternatives, des irrésolutions, titre que j’avais donné à mon premier texte de l’année, et qui a dirigé mon année 2023, malgré quelques problèmes résolus (j’en ai fait un autre texte). Ceci était donc, peut-être, mon bilan de l’année presque passée.

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