Note sur Diane et Actéon

L’histoire récente, concernant une professeure subissant une campagne de dénigrement par élèves et parents suite à la présentation en classe du tableau « Diane et Actéon » du Cavalier d’Arpin, m’a particulièrement interpellé, parce que c’est un tableau intégré à ma propre séquence de 6e consacrée aux Métamorphoses d’Ovide, parce que la question du rapport au nu (et plus généralement à la sexualité) est une difficulté dans nos objets d’études littéraires qui se présente régulièrement en classe (à intensité bien plus réduite que cette histoire, évidemment), et aussi tout simplement parce que j’apprécie ce tableau.

L’objet du scandale.

Les problèmes arrivent en prismes : il y a la question du rapport aux élèves, celle de la contextualisation des œuvres, celle du rapport immédiat face à une œuvre artistique et de sa présence contemporaine, celle du rapport à la norme religieuse. Étudie-t-on une œuvre parce qu’elle est classique ou parce qu’elle nous parle encore aujourd’hui ? Est-elle devenue un classique parce qu’elle était censée pouvoir parler à toutes les époques ? Notre rapport à elle doit-il être d’abord affectif, esthétique ou historique ? Que faire des réactions des élèves ?


Cela se pose pour toutes les œuvres, mais ici le problème est plus net : celui d’un rapport stupide au corps. Des élèves à qui les normes religieuses ont inculqué que le nu était prohibé ont une réaction disproportionnée qui leur vient instinctivement. Que ces mêmes élèves aient dans leur majorité déjà été exposés à des images pornographiques, voire en soient pour certains déjà des consommateurs réguliers (ce que toutes les études sur la question corroborent) ne fait que renforcer le phénomène : ils associent immédiatement toute nudité à la pornographie.


Le premier élément est donc nécessairement la contextualisation : la peinture de nu, aux XVIe et XVIIe, n’est pas en premier lieu sexualisée. Elle l’est parfois, mais pas toujours. Chez l’auteur de la toile en question, à savoir le Cavalier d’Arpin, peintre ultra-chrétien s’il en fût, l’accusation de sexualisation me paraît peu plausible : chez lui comme chez nombre de peintres de l’époque, le nu est d’abord lié à la recherche d’un idéal de beauté, à la difficulté technique de réaliser l’exécution du corps humain, et parfois à l’idéal d’une pureté d’avant la Chute.


La peinture de nu a néanmoins eu ses débats féroces dans ces siècles-là. Le Concile de Trente oscille entre diverses positions. On se souvient d’un épisode célèbre : lors de la prise de pouvoir de Savonarole à Florence, au moment où s’instaure une austérité morale rigoureuse, Botticelli vient de lui-même jeter des toiles de nu au bûcher public. Même après la chute de Savonarole, il ne peindra pas de nu. La question agitait donc aussi les peintres, le nu n’était pas une évidence. Plus tard, à l’époque rococo, le nu sera beaucoup plus sexualisé, en lien avec le mouvement libertin.


Mais, dans le cadre de ce tableau-ci, la pornographie ne peut tout d’abord être que dans l’oeil du spectateur. Les élèves voient du porno partout parce qu’ils regardent trop de porno et n’envisagent pas un rapport autre au corps et à la nudité.


En 6e, présenter ce tableau a l’avantage d’introduire à l’histoire de ce vaste champ qu’est le nu en peinture. Cela permet d’installer des jalons. La question du fait divers était liée à l’islam, puisque les protestataires s’en sont revendiqués. Dans le cadre réactionnaire que nous vivons, certaines familles ne donnent absolument aucun accès à la musique ni aux images à leurs enfants. Si déjà l’image est prohibée, l’image du nu est pour certains une sorte d’adunaton. Néanmoins, quand on explique que le nu n’est pas directement lié à la sexualité, que la peinture de nu fut une tradition occidentale, on enlève déjà des résistances. Comme les classes bondées font qu’une grande absence d’écoute marque de nombreux cours, la parole de la professeure n’a pas dû être entendue… Il faut donc évidemment la soutenir, et soutenir la mise en place de la réflexion sur le statut du corps dans l’art et dans la sociéte.

Pour des élèves plus âgés, par exemple au lycée, on pourrait pousser la réflexion plus loin : Actéon est puni parce qu’il a vu Diane nue. Le tableau montre les nymphes en train de cacher la nudité de la déesse, dont l’un des attributs est la chasteté. Actéon est en train de se transformer, son chien est à côté de lui, quelques instants plus tard il se jettera sur son maître transformé en cerf. La scène se prête à tableau parce qu’elle interroge le regard lui-même : Actéon est spectateur d’une scène de nu, nous sommes spectateurs d’une punition pour avoir vu une scène de nu, que nous voyons nous-mêmes. Cavalier d’Arpin étant, comme je l’ai dit, un peintre surtout connu pour ses oeuvres chrétiennes, je ne peux m’empêcher de sentir son oeil réflexif : pour quelle raison regardez-vous ce tableau ? Y cherchez-vous de l’érotisme ? Serez-vous puni comme Actéon pour votre pulsion scopique ? Serez-vous alors puni parce que l’oeuvre était réellement érotique ou parce que vous avez ajouté de l’érotisme là où il n’y avait que de l’idéal ?

4 réflexions sur “Note sur Diane et Actéon

  1. Bonjour 🙂

    Dans Actéon ( 3,138-252) :

    « (…) En fait, il voudrait être absent, mais il est présent ; et il voudrait voir,

    plutôt qu’éprouver les morsures sauvages de ses chiens. »

    En nos époques déroutées, et alors même qu’écoles collèges, ou lycées, sont devenus des lieux concrets de pulsions de morts, comment, les jeunes gens de cette génération y comprennent-ils leur présence ??

    Si ce tableau, et les métamorphoses d’ Ovid, parlaient aux élèves, peut-être , que ces œuvres monumentales parlent elles aussi un peu pour eux …

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  2. Merci pour ces intéressantes réflexions, que je voudrais prolonger sur deux points, d’une manière qui ne va pas exactement dans votre sens, si vous le permettez.

    1) « [Les élèves] associent immédiatement toute nudité à la pornographie. » On peut en effet le supposer à juste titre, chez beaucoup d’entre eux ; or ne serait-ce justement pas une raison pour que l’école évite le nu ? L’exposition des jeunes, et même des enfants, à la pornographie a lieu alors que la plupart des parents ainsi que les institutions éducatives ne cautionnent pas cette exposition : elle a lieu contre l’avis des autorités et c’est par conséquent ce qui s’appelle un fléau. L’école doit prendre les enfants tels qu’ils sont, et s’ils sont contaminés par une pornographie que personne n’approuve (sauf ceux qui la vendent) et que cela doit déformer leur regard sur la nudité, au-delà de toute correction possible dans le cadre de l’école, il n’est pas permis à l’école de montrer ces nus, à moins qu’elle ne cherche à diffuser elle aussi la culture de la pornographie.

    2) « Le premier élément est donc nécessairement la contextualisation : la peinture de nu, aux XVIe et XVIIe, n’est pas en premier lieu sexualisée. » Je n’en suis pas aussi sûr que vous. Il est certain que l’excitation sexuelle susceptible de provoquer cette forme de peinture doit être, à l’époque des images de pornographie réelles, assez faible dans l’ensemble. Mais si l’on veut bien se rappeler que nombre de mécènes de cet art étaient à l’époque de grands seigneurs, dont la paillardise n’était pas le moindre des défauts, paraît-il (que l’on songe à un Malatesta, homme de guerre et grand mécène : voir la pièce de Montherlant et les commentaires de l’auteur), on peut se dire que cet art était ce qu’il devait être pour ces paillards. Et que la contextualisation consistant à croire que le nu n’avait pas d’effet excitant sur ces esprits pourrait être une surinterprétation moderne, résultant du fait que ces formes convenues d’art ont perdu depuis la photographie et le film toute véritable capacité éroticisante. Il y a cependant une différence notable entre la statuaire grecque et ces peintures de la Renaissance, notamment le tableau en question, dont les formes et les poses suggèrent bien selon moi la lasciveté, au contraire des statues grecques ; et les réactions suscitées par ce tableau pourraient au fond correspondre à l’intention véritable de l’artiste, une intention éroticisante, qui a choqué les parents de qui les enfants ont été exposés à cette intention, à l’école. Comme vous l’indiquez, la question n’est pas consensuelle à travers les âges ; mais vous passez un peu facilement outre ce rappel de non-consensualité. Si des parents sont aujourd’hui choqués par cet art, c’est un nouvel avatar de cette conflictualité. Et quand on voit que la littérature elle-même, aujourd’hui, est en grande, en très grande partie devenue pornographique, eh bien, je donne raison à ces parents « réactionnaires ».

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    1. Merci pour votre réponse, qui correspond à un argumentaire très pertinent, sur lequel j’ai pu discuter avec des collègues ou des internautes, mais que vous étayez bien mieux.

      Il me semble que votre premier point est conditionné par votre second point. En effet, si on n’admet pas que la perception du nu ou que les intentions des tableaux de nu soient pornographiques, les ressentis des élèves ne suffisent pas du tout à empêcher une présentation en classe. En effet, des interprétations d’élèves peuvent être erronées, et c’est bien le but de l’école que d’arriver à construire des interprétations correctes. Les ressentis peuvent être interrogés lors d’exercices comme la critique (au programme au collège comme au lycée), où les élèves peuvent dire s’ils ont apprécié ou non, éventuellement été choqués ou surpris. Néanmoins, si on considère l’histoire de l’art et des représentations comme essentielles dans la formation des élèves, et que celles-ci n’appartiennent pas à la pornographie, le travail sur ces oeuvres en classe reste autorisée et même, à vrai dire, tout à fait nécessaire.

      Sur les intentions du nu en peinture, il me semble que les théories diffèrent. Cela diffère aussi selon les artistes et les mécènes. Botticelli est lui-même allé mettre au bûcher certains de ses nus lors de la prise de pouvoir de Savonarole à Florence, et n’en a plus peint par la suite. La Vénus d’Urbino, de Titien, m’a toujours paru d’un érotisme violent ; je ne suis pas certain de vouloir le montrer en classe. Pour le tableau en question, le peintre est le Cavalier d’Arpin. Un plus calé que moi en histoire de l’art pourrait faire état de recherches sur ses intentions, mais je ne suis pas certain que cela soit disponible. Néanmoins, on sait que cet artiste était ultra-catholique. Il est connu d’ailleurs plus pour ses œuvres pieuses que pour ce tableau-ci. Il m’a semblé vraiment très peu probable de voir une intention pornographique chez ce peintre officiel du Vatican, même pour une oeuvre de commande.

      Quant à notre perception du nu, si elle est désormais non pornographique (ce qui me semble largement le cas dans la culture européenne actuelle), on peut l’affirmer comme tel, et le présenter aux élèves. C’est long, mais les miens semblent l’avoir compris (je le leur ai présenté un peu de la manière de ce commentaire). Je pense sincèrement que montrer des oeuvres à l’interprétation complexe, et parfois désarçonnantes au premier abord, est une nécessité pour bâtir l’esprit critique et entraîner à percevoir et analyser ce qui est vu comme « étrange ». Cet état d’esprit est le même que celui qu’on utilise lorsqu’on lutte contre les clichés, ou qu’on tente d’inculquer une notion nouvelle. On est donc bien au coeur de l’enseignement.

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      1. Merci à vous. Votre réponse me rassure car j’étais un peu inquiet quant à l’effet de mon message, non pas tant pour la contradiction qu’elle porte, sur un ou deux points, mais, comme vous aviez dit que ce tableau vous plaisait, l’adage étant que des goûts et des couleurs on ne discute pas, le fait d’engager la discussion, dans une forme de contradiction, sur ce qui devenait alors une question de goût pouvait sembler impertinent ou irrespectueux, sans que ce fût mon intention.

        Je n’ai guère d’éléments sur le Cavalier d’Arpin et me fie à vos connaissances. Je crois cependant qu’une distinction simple peut être faite en fonction des commanditaires et des thèmes : si le commanditaire est l’Église, et/ou si le sujet est religieux, on peut supposer un nu « chaste » (les représentations d’Adam et Ève, etc.), à moins d’une facétie de l’artiste, mais si le sujet est mythologique et pour des seigneurs et leurs cours ou leurs appartements de plaisir, par exemple, eh bien on est en droit, je pense, de supposer un nu bien plus « piquant » dans ses intentions. S’il ne nous « pique » pas le moins du monde aujourd’hui, il se pourrait que ce soit parce que nous sommes autrement exposés à l’érotisme polluant. Une sorte de cal pourrait s’être formé sur notre esprit, qui nous rend ces formes artistiques totalement indifférentes quant à leur intention « piquante ». (Est-il plausible que des hommes assez frustes, dans le passé, n’aient pas ressenti le besoin de stimulation érotique si fréquemment recherché de nos jours, et qu’ils ne le trouvassent en aucun cas dans les peintures commanditées par eux ?)

        Je souscris entièrement à votre analyse, si on l’applique à la statuaire grecque, mais pour être honnête avec vous cela tient à ce que je fais mienne l’opinion à ce sujet de quelques penseurs allemands (je me fie à leur autorité, car elle correspond à mon ressenti). Je fais mienne cette opinion tout en relevant un passage dans Mishima où celui-ci décrit l’usage de photos de nus antiques à des fins de stimulation sexuelle, et l’écrivain généralise le fait d’après ses lectures de la sexologie de Hirschfeld, selon lequel ce serait quelque chose de courant dans l’homoérotisme. C’est une contradiction flagrante des auteurs allemands que je viens d’évoquer. Or il est tout à fait surprenant que le nu antique puisse servir de stimulation sexuelle dès lors que ce nu ne servait pas infréquemment à représenter le panthéon antique, c’est-à-dire les dieux et déesses. Faut-il croire que les Grecs anciens recherchaient la stimulation sexuelle dans la représentation de leurs dieux ? Cela semblerait extraordinaire, et j’aurais au contraire tendance à penser que la stimulation sexuelle par le nu de la statuaire grecque est une forme de perversion comme une autre, comme on peut être stimulé par des objets entièrement dépourvus de rapports avec le corps humain ou l’acte sexuel, en fonction de certains conditionnements.

        Mais le nerf de mon argument est – et en cela je reprends votre propre analyse de la situation contemporaine – que la distorsion introduite par une érotisation massive des contenus dans notre société modifie nécessairement la perception du nu en général. Quand le nu est, dans sa généralité propre à une culture pornographique, le véhicule d’une forme de dégradation et d’exploitation sexuelle, même les nus qui n’auraient pas fondamentalement cette caractéristique d’objectification du corps en sont pourtant contaminés. Par réaction, toute forme de nu est jugée en bloc, car, par le conditionnement lié à la tolérance légale vis-à-vis de la pornographie et à la marée pornographique, voir la dégradation propre à la pornographie dans toute forme de nu est inévitable compte tenu des lois du conditionnement psychologique. Cela s’étend bien sûr au-delà de la peinture, à la perception du nu réel dans l’intimité.

        Il y a deux formes psychologiques du rejet de la représentation du nu aujourd’hui : l’un est le rejet traditionaliste par une culture traditionnellement opposée à la représentation du nu (une culture qui n’a pas créé le nu pictural), l’autre une conséquence de la pornographie de masse, à savoir que celui qui cherche à se guérir d’une addiction à la pornographie (c’est une spécialité en plein essor chez les psychothérapeutes) rejette la représentation du nu sous toutes ses formes comme moyen de cure, mais même celui qui n’entre pas en cure, qu’il en ait ou non besoin, ne peut abstraire la perception du nu du contexte pornographique généralisé qui est son milieu. Nous n’avons plus pour ainsi dire le milieu adéquat pour percevoir un nu non pornographique. Observons que le nudisme, avec toute sa philosophie prophylactique de bienfaits supposés de retour à la nature, n’a pas progressé d’un pouce pendant la période où la pornographie se massifiait. On en vient donc à penser que le point de vue traditionnel d’interdit de la représentation du nu était une forme de prévoyance. Il y a des cas où il faut savoir amputer un membre pour sauver le corps, et il faut que l’école sache sacrifier les nymphes plantureuses du Cavalier d’Arpin.

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