Riens

Les jours passent, il y avait tant à écrire mais le temps manquait. J’aurais voulu parler des tableaux vus à Strasbourg et à Colmar, du passage à Heidelberg, voire de quelques considérations politiques, ou de ma lecture du Pont sur la Drina d’Ivo Andrić, puis celle de L’Ordinaire de la littérature de Florent Coste, puis de ma courte velléité de passer l’agrégation interne de philosophie, je comptais aussi avancer quelques petits poèmes en prose, car j’en écris en nombre relativement conséquent, sans jamais en avoir présenté ici ou ailleurs, mais tout cela me semblait une somme de petits riens, rien d’important en somme, rien qui justifiât un article, la composition d’un « texte », cette notion khâgneuse ne voulant pas dire grand-chose.

Arrivé au bout de cette phrase, il me faut tout de même poser, pour le simple plaisir des yeux, la partie de retable d’Issenheim, de Mathias Grünewald, consacré à la tentation de Saint Antoine, vue à Colmar il y a désormais près de deux semaines :

A la vérité, je ne connaissais pas véritablement Mathias Grünewald avant de me rendre, un peu par hasard, au musée Unterlinden de Colmar. J’avais déjà vu passer son nom, sans vraiment m’y attarder. Tout le retable d’Issenheim est une merveille, renforcée par son unité : huit tableaux exceptionnels formant un seul objet monumental. Je me suis attardé particulièrement devant ce tableau-ci, à cause du souvenir de Jérôme Bosch et de celui de Salvador Dali, deux des autres peintres qui ont traité ce sujet, j’allais dire « sujet classique », mais pas exactement aussi classique que l’annonciation ou la vierge à l’enfant ou la descente de la croix, un sujet annexe mais puissamment attirant, puisque la représentation de la tentation dans le désert a donné lieu à la profusion des monstres, à la monstration du délire infernal. Dans une époque moins religieuse, alors que pour certains l’harmonie rime avec ennui, ce genre de tourments explosifs retient notre attention. Chez Bosch, avec d’autres couleurs :

Et finalement, ce qui me vint à l’esprit, c’était que le travail de Salvador Dali semblait le moins surréaliste des trois :

Peut-être ce thème-ci nous attire-t-il parce que nous sommes dans une époque de la tentation perpétuelle, de la profusion des signaux numériques, des monstruosités disponibles dans notre poche. Peut-être est-ce, à niveau plus anthropologique, l’idée sous-jacente que la solitude engendre des monstres. Pour un chrétien, et particulièrement pour un chrétien à tendances baroques, la tentation de saint Antoine rappelle aussi ce mystère : au plus proche de la sainteté apparaissent les tentations les plus violentes. Cela signifie qu’il n’existe pas, contrairement à ce que pense un certain christianisme mou (d’ailleurs souvent le christianisme tel qu’il est fantasmé par les non-croyants), une ligne bien établie du Bien au Mal, avec des échelons de l’un à l’autre, mais une interpénétration des deux. Cela aussi, pour un non-chrétien, disons à tendances nietzschéennes, est une idée sympathique.

Aussi, n’étant aucunement spécialiste d’histoire de l’art, mais simple spectateur, il me semblait que ces quelques impressions n’étaient elles aussi que de petits riens. Il m’aurait peut-être fallu attirer l’attention sur la multitude bien plus grande chez Bosch, alors même que les lointains sont bien plus développés, sur cette impression que chez lui, l’enfer est bien plus large, fait de figures plus nombreuses, moins impressionnantes par elles-mêmes, mais terrifiantes par leur nombre infini et leur inscription dans un paysage insensé. Chez Dali, la reprise du paysage à la Yves Tanguy, avec surcharge de symboles sur quelques animaux centraux (et un au fond à droite), rend la scène beaucoup moins tragique. Chez Grünewald, c’est en vérité la figure de saint Antoine lui-même qui suscite l’étrangeté : tiraillé en tous sens (la violence physique est bien plus présente chez Grünewald que chez les deux autres), il continue de sourire sereinement. Malgré des monstres imposants et prenant une large part du tableau, le saint est clairement montré comme victorieux, serein au milieu de cette violence spectaculaire. C’est peut-être cela que nous voudrions être : sereins malgré la monstruosité et la folie du spectacle que nous offre non seulement le monde, mais aussi, et plus dramatiquement, comme c’est le cas pour saint Antoine, nos propres pensées, risquant d’assimiler et de se reconnaître irrémédiablement dans la monstruosité et la folie que nous envoie le monde.

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