Je voudrais parler très rapidement Charlotte Delbo, et marquer sa singularité dans le champ de la littérature concentrationnaire, mais aussi dans ce qu’on appelle aujourd’hui « écriture du réel », où elle fut non pas une pionnière, mais plutôt une visionnaire, tant elle précède de loin un mode d’écriture comme celui de Svetlana Alexievitch, tout en le dépassant, à mon avis, très largement.

Après avoir lu l’œuvre d’Imre Kertész, puis les travaux de Catherine Coquio, j’avais pendant un temps envisagé de me diriger vers une thèse sur la littérature concentrationnaire. J’avais même commencé à apprendre le hongrois, pour pouvoir aborder Kertész dans le texte, mais j’ai abandonné, tout d’abord à cause de la difficulté du hongrois, mais aussi parce l’apprentissage des langues m’a toujours été douloureux (je maîtrise désormais l’anglais et l’allemand, mais il a fallu les continuer longtemps après le bac pour y arriver).
La singularité de Charlotte Delbo ne me semble pas tant être sa sécheresse, sa violence ou son désormais. Certes, elle est bien plus sèche qu’Élie Wiesel dans La Nuit, mais c’est finalement ce dernier qui est singulier par sa force émotionnelle, son registre pathétique omniprésent. Des écrivains centraux comme Imre Kertész et Tadeusz Borowski (rescapé d’Auschwitz, auteur du terrible Au gaz, messieurs-dames) ont justement fait de la sécheresse désespéré le mode d’écriture le plus apte à rendre compte de la violence extrême des camps. Primo Levi et Robert Antelme gardent une sorte de distance propre à leur formation philosophique. Non, ce qui frappe le plus chez Charlotte Delbo, c’est l’instance sur le groupe, et l’aspect choral de son travail, ainsi que l’insertion de la poésie au sein des récits.
Au retour des camps, Charlotte Delbo écrit Aucun de nous ne reviendra, sans doute aujourd’hui son livre le plus connu. Il a cette force brutale d’évocation, il est une sorte de cri de rage. Publié beaucoup plus tard (car on s’intéresse aux récits des rescapés seulement beaucoup plus tard), il a frappé aussi bien par sa violence que par la singularité du personnel féminin de l’œuvre (la plupart des récits concentrationnaires célèbres ont été écrits par des hommes). Objet littéraire d’une grande puissance, il ne me semble néanmoins pas le point essentiel de son œuvre : les deux tomes suivants d’Auschwitz et après marquent une sorte de maturité, une étendue de réflexion très puissante, comparable à celle d’Imre Kertész, -ceux qui me suivent savent que je peux difficilement faire meilleur compliment intellectuel.
Une Connaissance inutile revient sur les figures féminines qui l’accompagnent, depuis le convoi du 24 janvier, et sur un certain nombre de scènes hallucinatoires : le moment de soif atroce où elle meurt presque par manque d’eau, sauvée in extremis par ses camarades ; sa séparation d’avec Georges Dudach, résistant comme elle et fusillé au Mont-Valérien ; le Noël organisé par les Polonaises ; et, pour les remercier de cette fête, l’organisation par les Françaises d’une représentation du Malade imaginaire, reconstruit de mémoire et avec des accessoires réunis au péril de leur existence (profitant néanmoins du fait, comme le dit l’autrice, que « les Gitanes arrivaient à voler jusque dans les poches des SS », et qu’on pouvait ensuite leur échanger tout et n’importe quoi).
Mais la véritable grande œuvre me paraît en vérité Mesure de nos jours, le dernier tome, qui devient réellement un livre choral, où chacune des survivantes raconte à la première personne son retour. Charlotte Delbo procède ici de la manière que systématisera Svetlana Alexievitch (Les Cercueils de zinc, La Supplication, La Fin de l’homme rouge). Sujet important s’il en est, mais qui fait moins recette : chez Primo Levi, par exemple, on lit plutôt Si c’est un homme, que ses livres suivants, comme La Trêve, qui raconte le retour. Sur l’échec du retour, il y a bien sûr la fin d’Être sans destin de Kertész, cinquante pages parmi les plus cruelles et les plus profondes qu’il m’ait été donné de lire. Retours sans euphorie, retours dans un quotidien brisé, avec des proches souvent disparus, ou ayant refait leur vie ; difficulté de la réadaptation, chocs post-traumatiques. Littérairement, Delbo reprend une technique qu’elle avait utilisée différemment dans Les Belles Lettres, autre chef-d’œuvre que je recommande : là, elle traité de la guerre d’Algérie, en reprenant des extraits d’articles et de lettres, qu’elle commentait rapidement et mettait en regard, constituant l’air de rien un brûlot parmi les plus forts qu’on ait écrit sur la question. Elle utilise un procédé encore différent dans Le Convoi du 24 janvier : après une courte introduction, elle a reconstitué après une longue enquête la biographie des deux cent trente femmes parties de Drancy dans son convoi.
La voix narrative disparaît pour laisser place au groupe. De même qu’aucune survie n’aurait pu être possible au camp sans la formation de ce groupe soudé, l’écriture du survivant ne saurait se faire individuelle. C’est là qu’on voit une radicale différence d’avec Imre Kertész, pour qui l’expérience concentrationnaire fut au contraire celle de la solitude absolue, du néant, de l’absence d' »expérience » au sens philosophique du terme. Si Delbo traduit elle aussi une « non-expérience » qu’elle appelle « connaissance inutile » (titre du deuxième tome), liée à l’absurdité complète du système fait pour désespérer par sa violence extrême et illogique et au fait que ce ne sont pas les « fortes » qui survivent mais que cette survie dépend d’un hasard complet, l’existence d’une communauté humaine n’est pas niée. Comme résistantes, puis comme détenues de Birkenau et Ravensbrück, puis comme rescapées (au sein de l’association qu’elles ont formé), c’est une lutte commune qui s’est produite. Delbo nous offre à la fois la lucidité du désespoir, et l’exemple d’un travail intellectuel et littéraire qui y fait face. Elle me semble d’une incommensurable nécessité.
L’œuvre d’Édith Brück sur les camps de concentration est également très forte. Et son écriture me semble « sèche » aussi, avec des faits bruts et peu de commentaires subjectifs.
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