Les trois travaux


Plusieurs passages du journal de Franz Kafka mentionnent ce phénomène : le fait d’avoir travaillé durement toute la journée, de rentrer épuisé, et de pouvoir commencer enfin son véritable travail, tout aussi dur, à savoir l’écriture. L’auteur praguois avait d’ailleurs un rythme de sommeil très étrange, qui lui a brisé la santé : il dormait deux heures le soir en revenant du travail d’assureur, puis dormait deux heures le matin après avoir terminé sa nuit de travail littéraire. Quand on n’a pas de succès, qu’on n’a pas encore « percé », comme on dit sur les réseaux, la situation est la même : on écrit dans les interstices de la journée, quand on peut, souvent en vitesse, et donc on écrit moins bien que si on avait toute la journée devant soi ; -ou peut-être, au contraire, qu’on écrit mieux parce qu’on doit écrire vitalement, sans angoisse de la page blanche, mais au contraire avec l’angoisse d’absence de temps pour jeter quelques notes sur le papier ou sur le logiciel. On se retrouve avec les mêmes anxiétés que les accros au bureau : on s’en veut d’avoir hésité quelques instants, de n’avoir pas plus utilisé le temps imparti, de n’avoir pas eu de bonne idée à ce moment-là. Parfois, l’idée vient alors qu’on se couche ou qu’on est déjà couché, et alors il faut choisir entre se lever pour la noter, et risquer une plus grande fatigue le lendemain (et donc de moins être efficace, donc de finalement moins pouvoir écrire), ou alors abandonner cette idée dans les limbes, en se rassurant brièvement : elle n’aurait sans doute, comme tant d’autres, mené à rien. Parfois on est happé par les réalités matérielles, ou l’actualité, et on s’en veut ou bien de se laisser aller à ces événements, ou bien au contraire de trop donner à l’écriture, de ne pas prendre assez le temps pour autre chose. J’y songe par exemple en voyant les photos et vidéos d’enfants brûlés à Rafah. J’ai passé un long moment à dérouler les réactions, qui, peu importe leur contenu, prennent toujours une forme très violente. Je ne suis pas sûr, déjà, que partager de telles images apporte quelque chose, mis à part la tétanisation du public ; après avoir vu ces images, le spectateur a tout sauf envie de mener une quelconque action, il veut simplement se coucher dans un coin et attendre sans manger que les désastres emportent le monde entier. J’ai parlé de ce problème à plusieurs reprises ici, cela a d’ailleurs constitué mes articles les plus lus depuis les débuts de ce site ; c’était, alors, après les attentats du 7 octobre, qui nous prirent dans une double pince : celle de l’extrême violence de ces attentats, et celle de savoir que la réponse israélienne serait terrible, et que les images atroces du 7 octobre serviraient de justification à toutes les violences ultérieures (ce qu’assumaient aussi bien le Hamas que le Likoud, ces deux faces d’une même pièce atroce) ; je pense strictement la même chose après les bombardements du 27 mai, et à vrai dire après tous ceux ayant eu lieu après le 7 octobre : il y a la tétanisation de l’extrême violence, et celle de savoir que ces images justifieront aux yeux du Hamas toutes leurs actions à venir. Ainsi se poursuit le cycle de violences. Alors jaillit le bal des options possibles. Écrire un bel appel à la paix ? S’engager radicalement ? Faire feu de tout bois sans prendre le temps de vérifier chaque information, car le temps pris à la vérification fait que nous écrirons après que la visibilité de l’événement se sera éteinte ? Chacun y va de son injonction : il faut hurler, ou pleurer, ou s’engager, ou se taire. Peu importe ce que vous écrivez, on vous accusera de ne pas avoir écrit sur autre chose (Soudan, Congo, Yémen, et désormais Ukraine : les sujets dont on parle peu sont légion). On en revient aux vieux truismes, qui forment la fin fameuse des Mots de Sartre : « l’impact » de l’écriture est en vérité quasi nul. Mais donc faut-il ne rien faire ? Cela a encore moins d’ « impact »… Entre le travail alimentaire, le travail d’écriture, il y a aussi le travail intellectuel, celui que nous devons accomplir pour comprendre le monde ; et, dans ce travail, le cœur a toujours été l’affrontement de la violence. Il faudrait, déjà, savoir faire face dignement. Pour cela, on a de grands exemples, que déjà mentionnés de nombreuses fois ici, à savoir les écrivains concentrationnaires ; parmi mes préférés, citons à nouveau Imre Kertész et Charlotte Delbo. Nos quelques tourments sont bien ridicules, en face des morts, des agonies, des traumatismes des survivants. On ne peut pas écrire à la place des victimes ; on peut seulement faire signer au lecteur d’écouter les survivants, leurs témoignages, leur dignité. Tout cela en s’efforçant de ne pas désespérer ; car les victimes n’ont pas besoin de notre désespoir, elles se fichent éperdument de notre désespoir ; mais nous sommes quand même désespérés. Mais le travail continue…

Laisser un commentaire