L’orage sous le sommet

On apprécie souvent les estampes pour leurs couleurs. On loue leur côté vivant, vif, leur présentation légère du monde flottant. Cela semble l’interprétation majeure faite durant la première vague « japoniste », à savoir durant les années 1880, dont deux grands représentants ont été les frères Van Gogh. Vincent, qui eut sa propre collection d’estampes, s’en inspira pour son œuvre propre, faite comme celle des maîtres japonais sur le vif, avec une technique s’effaçant peu à peu pour laisser parler la vivacité. -Par transfert, Vincent Van Gogh devient par la suite, très rapidement, le peintre européen le plus renommé au Japon. On le voit, par exemple, dans Rêves d’Akira Kurosawa, présenté comme une sorte de sage laissant parler la nature, -avec un sérieux implacable et une dignité terrible, loin de la complaisance dans les scènes de folie que proposent les films européens et américains (désormais innombrables) consacrés au peintre.

-Je me suis perdu en rêverie, comme d’habitude et, pour revenir à mon point de départ, propose l’estampe qui m’amène à écrire aujourd’hui.

Il s’agit de L’Orage sous le sommet, une estampe de Hokusai tirée des Trente-Six Vues du Mont Fuji. L’économie de moyens est frappante. Palette très réduite, opposition nette de couleurs (blanc, bleu, vert, rouge, et l’ombre qui s’étend) ; pas de personnages ; des éclairs rouges dans le coin bas droit, absolument sans esthétisation. L’image web prise sur Wikimédia ne rend pas les couleurs de la même manière que l’édition Prestel des Trente-Six Vues, achetée au musée Van Gogh d’Amsterdam, où le vert est beaucoup plus pâle, l’ombre beaucoup moins profonde et la montagne d’un rouge plus marqué sous les traces de neige. Quelle couleur est authentique ? Il faudrait vérifier sur l’édition originale, mais où est-elle ? Les couleurs n’y auraient-elles pas pâli avec le temps ? Questions fondamentales, certes, quand le cœur du problème est la couleur.

L’estampe est la troisième des trente-six. Elle se situe après la fameuse Grande Vague (1), puis Le Fuji par temps clair (2), et avant Le Fuji vu à travers le pont de Mannen à Fukagawa (4). La grande vague a sa singularité particulière et a été mille fois commentée. La quatrième estampe fait elle aussi un fort contraste : couleurs très vives, personnages, ponts jaune orangé ou jaune brun, et bien évidemment le pont qui le traverse au-milieu, avec le Fuji seulement de le lointain, sous le pont comme il était sous la vague de la première estampe. Dans les estampes 3 et 4, le Fuji est l’élément central, et sa couleur centrale est le rouge.

L’estampe L’Orage sous le sommet est frappante par son ombre étendue et son éclair. Comme La Grande Vague, elle évoque une catastrophe naturelle, mais cette fois-ci propre à la montagne : l’éruption. La dernière éruption connue du Fuji date de 1707. Hokusai dessine une centaine d’années plus tard, mais le souvenir n’en est pas si lointain. Les éclairs rouges, pour quelqu’un qui ne connait pas le titre, pourrait évoquer des trouées formées par la lave coulant de la montagne.

Les premières estampes du recueil (manga) introduisent donc le danger. La deuxième estampe, Le Fuji par temps clair, n’est d’ailleurs pas vraiment plus accueillante.

Le Fuji y est encore plus rouge, les nuages encore plus nombreux, les traces de neiges y évoquent, là encore, des coulées de lave. Toujours pas d’être humain ; les arbres y sont minuscules, en bas, surtout sur la gauche ; toute trace humaine y serait impossible, ridicule. Les nuages y sont moins stylisés. Le temps d’orage paraît presque plus sympathique que le temps clair.


Pourquoi ai-je écrit tout cela ? Sans doute pour me détendre après une journée de travail. Et, après tout, pourquoi pas ?

4 réflexions sur “L’orage sous le sommet

  1. « Quelle couleur est authentique ? Il faudrait vérifier sur l’édition originale, mais où est-elle ? Les couleurs n’y auraient-elles pas pâli avec le temps ? »

    D’une certaine manière, on peut peut-être considérer que toutes sont authentiques: selon Andreas Marks, il n’est pas toujours facile de déterminer quel était le premier tirage, ni peut-être l’ordre d’apparition des estampes (sa version chez Taschen présente les planches dans un ordre différent du vôtre).

    Pour sa propre édition, il a tenté d’analyser 2403 planches et choisi de retenir celles qui « constitue[nt] à [ses] yeux les plus belles épreuves parvenues jusqu’à nous ».

    Si vous avez l’occasion de mettre la main sur cette édition Taschen, vous pourrez également profiter d’une annexe de 80 pages qui présente des variantes de certaines planches (4 pour le Fuji par temps clair et 3 pour L’orage sous le sommet par exemple, dont une qui présente des arbres sur fond blanc juste à côté de l’eclair)

    Au plaisir de vous lire à propos d’autres estampes.

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