Faire maigre poésie

Un moment se profile régulièrement, dans les itinéraires de poètes contemporains : celui de remise à plat des mots. Mathieu Bénézet raconte ainsi un règlement de comptes avec les vocables, de longues années à les mettre à distance, les refuser. Yves di Manno a traité de cette méthode. Emmanuel Hocquard aussi, d’autre manière. Ils décrivent chacun d’abord un refus, un non radical : non au langage préformaté, non aux formules imposées, non à la sclérose. « Non au théâtre du Verbe », disait Mahmoud Darwich, bien plus traditionnel que les trois autres cités, plus enclin à la formule, même pour déjouer les formules. À cela, fonction esthétique : refuser les évidences de ses contemporains impose de créer du nouveau, de bifurquer, donc possiblement d’écrire une œuvre de valeur. Fonction politique : mettre à bas les discours dominants (fonction souvent sous-jacente et peu mise en avant, car on risquerait de retomber soi-même dans le discours idéologique cliché). En nos temps de sobriété nécessaire pour lutter contre le désastre climatique et écologique, on pourrait prétendre que faire maigre en poésie, en enlevant la viande des expressions reçues, serait un miroir et une injonction à la sobriété réelle. Cela aurait peu de valeur théorique, mais la poésie ne se juge pas à sa valeur théorique ; cela reviendrait surtout à un discours-cliché, même comme contre-discours. D’ailleurs le régime minceur en poésie amènerait à critiquer des mots comme « liberté », « espoir », « monde », « résistance », ou autres mots de belles résonances, qui font rêver un instant, et sont devenus les mots de marketing, autant de signifiants flottants pour faire joli, c’est-à-dire faire le contraire de la poésie. Quand on met les vocables dans la balance, on les met tous ; la poétique troue la politique. D’autres prétendent entamer une reconquête de ces mots anciens, les reprendre par d’autres moyens, le plus courant étant la structure ironique ; mais cela vient après la phase (phrase) sobre ; d’ailleurs le mot « reconquête » est lui aussi devenu un problème.  Autre technique : utiliser ces mots dans nos propositions, puis rappeler qu’ils sont des problèmes. C’était donc la mienne, de technique. Cela ne mène pas très loin, mais c’est déjà quelque chose.

2 réflexions sur “Faire maigre poésie

  1. Benjamin Fondane dans son faux traité d’esthétique évoque ce poète pris en tenaille entre ces deux contrainteset le peu de place qui reste à celui qui désire faire poésie poétique (zut! ce second mot est troué, dégonflé, crevé)

    Le pape du surréalisme est encore suspendu à un fil au-dessus des têtestel le glaive de D.

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  2. Benjamin Fondane (à relire) en plein surréalisme feu d’artifice a fait une analyse très pertinente à propos de ce qui reste de terrain à la poésie d’auteur et sur la double contrainte qui pèse sur son expression d’auteur de poésie.
    Développé dans « faux traité d’esthétique »
    Le poète écartelé entre la raison et l’existence, la pensée rationnelle et le vécu à quoi s’ajoutent la nécessité d’être Visible.

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