Méthodes : Descartes, Malherbe, Ponge, surréalisme.

Ces jours-ci je relis Règles pour la direction de l’esprit de Descartes. Cet opus, le premier du scientifique et penseur si l’on excepte son opuscule sur la musique, est le premier livre de philosophie que j’aie lu ; c’était juste avant l’entrée en Terminale : ma mère m’avait sorti une pile à lire « pour entrer en matière », et Descartes, dans l’édition Vrin, se trouvait en haut de cette pile. Je le relis après treize années de maturation, dont une consacrée à l’épistémologie : le texte m’est forcément moins obscur (je n’y avais, en lycéen, à vrai dire rien compris), voire d’une grande clarté, bien que je ne prétende pas « tout y comprendre » (expression qui ne signifie rien), ayant toujours un recul sceptique sur mes propres capacités conceptuelles, mes erreurs de compréhension ayant été innombrables durant mes études.


Bien sûr il y a quelques expressions fameuses, comme l’idée de la Règle V qui veut que la méthode telle le fil guidant Thésée dans le labyrinthe. Bien sûr il y a le versant historique, la manière dont Descartes cherche à rendre compte de la pratique scientifique nouvelle, depuis Galilée (nom que l’on appose à un mouvement européen très large), et dont il démontre la supériorité sur la « science » scolastique, réduite à pseudo-science, incapable de voir plus loin qu’Aristote et Thomas d’Aquin. Bien sûr il y a toute la refondation conceptuelle que cela entraîne, avec la postérité que l’on sait. Cependant je retiens de cette lecture deux éléments principaux, finalement assez personnels, peut-être même éloignés du texte.


Tout d’abord, le problème de la clarté. Descartes peut-être qualifié de classique à plus d’un titre : dans l’histoire française des idées, on le place volontiers dans un même élan que son aîné François de Malherbe. À un élagage de la poésie répondrait un élagage de la philosophie. Malherbe coupe avec la pléiade et le maniérisme pour revenir à des données plus simples (une métrique réglée, accompagnée des règles de bienséance courtisane), Descartes coupe avec la scolastique pour en revenir à des données plus simples : je suis, j’existe, les mathématiques sont vraies, le monde est écrit en langage mathématique, donc en partant des mathématiques et de la physique mathématisée on peut comprendre, en suivant la méthode scientifique, l’ensemble du monde. Le problème qui occupera une bonne partie de la philosophie post-cartésienne sera : quelles sont les données de base (« absolues ») à partir desquelles nous pouvons déduire le reste ? Discussion assurément riche, ayant donné lieu à de nombreux systèmes, aujourd’hui tombés en désuétude. En poésie de même : on reprend sans cesse Malherbe, on y associe la Poétique d’Aristote pour le théâtre (Aristote se trouvant expulsé de la maison scientifique par la porte et revenant dans la maison littéraire par la fenêtre), cela forme ce qu’on appellera plus tard « classicisme », le coeur de l’histoire littéraire telle qu’elle était enseignée jusqu’au milieu du XXe siècle. (Désormais, le coeur de l’histoire littéraire telle qu’elle est enseignée est au XIXe siècle, -promis, je tente d’arrêter les parenthèses, (-mais, comme le remarque Mathieu Jung dans un de ses derniers articles, WordPress ne permet pas les notes de bas de page, c’est pénible).).


Ensuite, je transposais cela sans vergogne et sans aucune méthode dans le domaine de la poésie contemporaine : y a-t-il des donnés poétiques de base ? Pour Malherbe, c’est l’évidence : la donnée de base, c’est le rythme et le son. Quand il annote les œuvres de Philippe Desportes, il souligne surtout des répétitions phoniques : ainsi, dès que deux syllabes avec un t se suivent, Malherbe le souligne-t-il comme faute de goût. Cela m’avait assez surpris : j’ai travaillé en master sur Desportes, dans une édition qui indiquait en note les annotations de Malherbe : le contenu lui importe peu, seul compte la syntaxe, la rime, le son. C’est déjà beaucoup, certes. Mais cela explique pourquoi il est si peu lu aujourd’hui, -sa Pléiade, comme celle de Boileau, n’est pas rééditée faute de lecteurs potentielles- : notre époque attache une importance capitale au contenu, regardant souvent la technique poétique comme secondaire, un simple habillage, peut-être même superficiel. Il faut dire que les poèmes de Malherbe provoquent un certain ennui, avec cette longue rhapsodie de louanges aux puissances. Sa Consolation à du Périer scandalise presque les contemporains. On se sent proche de lui dans son sonnet sur la mort de son fils, et c’est à peu près tout.


Une autre proposition est celle de Francis Ponge, qui intitule justement un de ses ouvrages Méthodes, et un autre Pour un Malherbe. Les titres m’avaient fortement attiré, j’y étais entré avidement, mais ces livres pâtinent, Ponge nous ouvre son atelier mais d’une manière bien moins virtuose que dans La Rage de l’expression. Il m’a toujours semblé, relisant son oeuvre, qu’il avait écrit ses chefs-d’œuvre, par exemple Le Parti Pris des choses et Pièces, et au milieu ce chef-d’œuvre assez différent, La Rage de l’expression, et qu’ensuite il avait cherché sans succès à « répéter le miracle », sans y parvenir. (De même, après 1945, René Char me paraît chercher à répéter le miracle des Feuillets d’Hypnos, avec une lourdeur de plus en plus terrible.)


La méthode de Ponge : la chose, les mots. On commence par affronter la chose, en montrer l’envergure. Se pose le problème des mots, la nécessité de faire affleurer la chose dans le texte, tout en étant dans un monde différent. Recours au dictionnaire, à l’étymologie, aux figures de style présentées de manière distante, pour les analyses. Carnets de notes. Répétitions, repentirs. Des livres comme Méthodes ou Nouveau Recueil frappent par leur côté fragmentaire, volontairement inabouti, rugueux, finalement le contraire d’un Malherbe. (Heureusement, pourrait-on dire.) Le contenu lui est d’abord fondamental, contrairement à Malherbe, et il s’en explique dans la préface à La Rage de l’expression par la filiation marxiste : en poète alors marxiste (ça ne durera pas), il faut saisir le réel quotidien, le matériel, en finir avec les arrière-mondes spiritualistes du monde bourgeois.


Je ne reprends ces livres que rapidement pour écrire ceci, je n’ai aucune prétention érudite ou de détail, mais j’irais jusqu’à poser l’hypothèse d’une lecture ironique du titre Méthodes : on peut difficilement faire moins méthodique que ce recueil et ceux de la même période. En somme, Ponge serait un poète génial par sa filiation surréaliste, dont il serait un hérésiarque. (Les plus grands écrivains du XXe sont pour la plupart des surréalistes hérétiques, – surréaliste et hérétique sont d’ailleurs deux termes qui reviennent au même.)


Quel rapport avec les Règles pour la direction de l’esprit ? Aucun, je le crains. On aura compris mon absence de méthode. Cela vient du fait que : 1° L’écriture n’est pas scientifique, la méthode déductive (celle de Descartes) n’y a pas cours, malgré des tentatives contemporaines intéressantes de retour aux « données de base », d’ailleurs presque toujours liées au surréalisme, et arrivant très vite à des obscurités bien peu cartésiennes. 2° La méthode en poésie obligerait au retour du même. Si on fonde une méthode sur des créations passées, même les siennes propres, on se condamne à la répétition, l’absence de nouveauté, la fermeture aux événements dans la langue et dans la pensée.


Les surréalistes l’avaient bien compris : c’est l’absence de méthode qui permet d’ouvrir des mondes. Quand ils ont constitué des méthodes (collages, écritures automatiques ou prétendues telles, paranoïa-critique), c’était : 1° Des anti-méthodes, employées pour faire advenir du neuf grâce à une dose d’aléatoire. 2° Des dispositifs transitoires, pas voués à être répétés : après avoir utilisé telle méthode, il faut en constituer une autre, pour éviter la sclérose. Quant à la qualité littéraire, la postérité reconnaîtra les siens, sans doute très mal. Le noyau dur surréaliste le dirait plus clairement : la « qualité littéraire », on s’en fout.


J’arrive donc bien loin de mon propos initial, et termine par une sorte d’hommage au surréalisme, comme c’est la mode pour le centenaire du mouvement. Comme tout hommage au surréalisme, il fallait qu’il fût quelque peu hérétique. Ainsi soit-il.

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