Note syntaxique

Là où vacille la syntaxe, lecteur je me sens chez moi. J’y songeais après avoir pris un livre au hasard, dans la réserve de Lettres de l’établissement où j’enseigne : La Nuit du renard de Mary Higgins Clark. Livre divertissant, thriller correctement monté, avec une réflexion sur la peine de mort, prose simple mais livre à la longueur ambitieuse : très bien pour de bons lecteurs de fin de collège. Quant à moi, ce livre m’entraîna vers un profond ennui. Mes goûts sont ailleurs, dans ce que France Culture appelle désormais « littérature complexe », ce qui ne veut rien dire. Je ne fais pas de hiérarchie, je n’en ai plus le cœur, chacun lit ce qu’il veut, d’ailleurs chacun a aussi le droit de dire du mal des œuvres qu’il veut, faites ce que vous voulez. Je pris ensuite une nouvelle d’Alexandre Dumas qui traînait également là, mais j’avais furieusement envie de courir commander un autre Thomas Bernhard, ou le dernier Mircea Cărtărescu, ou tel livre de poésie contemporaine dont le tirage dépassera difficilement 2000 exemplaires, puisqu’à part des poètes contemporains, peu de gens lisent de la poésie contemporaine, et encore tous les poètes revendiqués ne lisent pas forcément leurs contemporains. (J’aimerais dire que c’est une crise de production postmoderne, mais en vérité on dispose de passages satiriques du XVIIe siècle qui font état du même problème : il y a plus de poètes que de lecteurs de poésie.)


Valérie Rouzeau rappelle quelque part une formule de Wittgenstein (qui se trouve elle aussi « quelque part ») affirmant qu’il y a déjà une mer de poésie dans une goutte de grammaire. (Citation inexacte, j’ai recomposé la métaphore, mais je cite de mémoire et personne n’ira vérifier. On n’en est plus à ça près.) J’ai toujours voulu écrire un article défendant l’idée que la Syntaxe latine (dite Ernoux-Thomas) pouvait se lire comme un long poème en prose, mais à chaque pas je me disais que c’était « un peu du Borges », donc une copie de peu d’intérêt. Sans doute cette lecture émerveillée de faits linguistiques explique-t-elle pourquoi j’ai été si mauvais en latin : trop occupé à rêver les mots et la syntaxe, je n’apprenais rien. De même on pourrait reconstruire une lecture de dictionnaire sous forme de roman policier. Les poètes l’intègrent déjà à leurs poèmes : Ponge, Rouzeau, Vinclair, entre autres. À cet âge où l’on remet encore et toujours sur le tapis les données de base de la poésie, dictionnaires, grammaires et articles de linguistique nous enchantent ; et, forcément, on relit Wittgenstein. On ajoute un peu de Deleuze, qui détestait pourtant Wittgenstein : au retour aux données de base, on ajoute l’idée quelque peu romantique que la poésie fait justement « exploser le code ». On est sérieux, mais un peu fou. Les gens les plus sérieux ont les folies les plus terribles.


Une autre question me taraudait : à partir de quel moment l’explosion syntaxique devient-elle peu intéressante ? Dans la foule d’écritures contemporaines d’avant-garde pour « postmodernes », il y a comme dans tout domaine artistique un grand nombre de textes qui nous paraissent médiocres. Moins qu’ailleurs, me semble-t-il, sinon je ne serais pas un lecteur de ce créneau, mais tout de même, selon la nécessité dont parlait Nelson Goodman : l’essentiel de ce qui est produit sous le nom d' »art » est mauvais. À partir de quel instant un texte se voulant novateur devient-il médiocre ? Sans doute pas à cause d’une question de style : nous n’en sommes plus à ce concept-ci, très vague vague-à-l’âme. Sans doute pas à cause du principe : si je suis attiré par les textes où sens et syntaxe partent en tout sens, et qu’un texte de ce genre ne me plaît pas, c’est qu’il y a autre chose. Sont-ce alors les thèmes proposés ? Vais-je apprécier tel recueil qui mentionne telles idées ou tels faits ? Au sens où j’apprécierais Rouzeau et Vinclair non pour leur travail syntaxique mais pour leurs visions, pour le fait qu’ils parlent de lieux et d’objets qui me parlent, mentionnent des discours qui me touchent, et sont pour tout dire également dans un créneau politique proche du mien ? On a presque honte de dire cela, quand on a mis le nez dans les questions de « données de base de la poésie », et encore plus de revenir à un terme aussi vague vague-à-l’âme que « vision », qui n’est pas plus clair que « style » ou « beauté ».


À force de faire maigre poésie et maigre pensée, de revenir aux données de base, on s’aperçoit qu’en vérité il n’y a pas de données de base. C’est un puits sans fond. Il y a de la lumière au fond du puits, de la lumière au-dessus, on est au-milieu et on hésite quant à la direction à suivre. Régression perpétuelle (Blaise Pascal) ou position sur un rhizome du plan d’immanence (Gilles Deleuze) ?


Je me suis perdu dans mon propre texte. C’est bien, car c’est exactement de l’égarement poétique dont je voulais parler. Perdez-vous. Aimez vous perdre parmi les mots, les objets, les idées. Ce doit être la donnée de base pour apprécier la poésie contemporaine.

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