Rose libre

Parfois il m’arrive de m’arrêter dans un supermarché de type Gamm Vert pour regarder les fleurs. Cette action peut-être risible provient de mon absence de connaissance préalable : né à Paris, je n’ai d’abord connu que très peu d’arbres et de fleurs ; mon arrivée à la campagne a coïncidé avec l’adolescente blasée et, comme de nombreux jeunes ruraux, j’ai été radicalement sédentaire et pas du tout plus proche de la nature qu’un habitant de la grande ville. Deux obstacles à ce savoir se poursuivent aujourd’hui : pas de jardin botanique à côté ; et quand je me balade, c’est souvent avec au moins une de mes filles, si bien que m’arrêter pour prendre tel végétal en photographie, le mettre sur une application telle que Plant.net pour l’identifier, créerait un décalage désagréable avec la balade en famille.

Je songe à cela pour deux raisons. Tout d’abord, relisant ces jours-ci quelques textes classiques pour des raisons à la fois de goût et de travail, il me semble évident que je comprends beaucoup mieux la profondeur de certains textes en ayant désormais connaissance des arbres et fleurs qui y sont mentionnés. Tout le XIXe siècle, devenu littérairement le véritable siècle classique (il est le cœur de nos programmes scolaires en Lettres, bien plus que le XVIIe), est parsemé d’oiseaux et de végétaux. Le texte prend sa profondeur par les couleurs ou les symboles qu’ils évoquent. Cela m’amène à mon second point : les collégiens en perçoivent encore moins la profondeur, puisque souvent ils ne connaissent pas les noms convoqués. Faisant avec les sixièmes une séance consacrée à l’analyse puis à l’écriture de haïkus, j’ai des questions de type : « c’est quoi un saule ? », « c’est quoi une alouette? » Normal, bien sûr, et c’est à nous d’apporter ce vocabulaire. (On a de toute façon les mêmes questions en seconde, je m’y attendais, construire ce vocabulaire était aussi un but de la séance.) Le retiendront-ils ? S’ils ne marchent pas dans la nature, probablement pas.

Le phénomène est bien sûr lié à la vie urbaine. Romantiques et leurs successeurs ont peut-être, d’ailleurs, multiplié les références végétales et ornithologiques parce que les objets cités disparaissaient de leur quotidien urbain. Au XXe, notamment dans les avant-gardes, cela disparaît, comme vestige d’un passé soupçonné de passéisme. Cela revient aujourd’hui, d’une autre manière, autour des questions écologiques : écopoésies (les propositions sous ce terme sont très diverses), zoopoétique, ou méditation sur la nature enserrée dans le désastre qu’est ce qu’on appelle encore parfois civilisation.

Toujours est-il qu’il me semble avoir connu le symbole de la rose avant d’avoir connu la rose. Parmi les propositions d’écriture autour du vivant, me plaisent surtout celles qui déblaient les symboles pour tenter de saisir le réel. Se rapprocher le plus possible du toucher de la rose. Aller à rebours du vertige que nous proposent les discours sur les fleurs, qu’on se trompe en prenant pour un discours libre, parce que détaché du réel, prétendument spirituel. La rose libre est celle qu’on saisit en main. On ouvre un horizon hors des mots. Alors peut-être, une rose libre en main, on parviendra à la traduire en une prose libre.

N. B. : le concept de « prose libre » est issu du cycle d’article que Mathieu Jung lui consacre actuellement. Je renvoie à ses réflexions.

J’ai songé à pousser l’ironie jusqu’à illustrer cet article par une image de rose générée par l’IA. Mais, en plus du fait que j’ai déjà trop abusé des pirouettes contradictoires, c’était d’une laideur infâme. La rose libre restera sans image, dans la main.

Une réflexion sur “Rose libre

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