Peu d’auteurs m’auront forcé à penser, à réécouter et à relire comme le dit Theodor W. Adorno. Ces derniers mois, il a atteint pour moi l’équivalent de ce que fut Nietzsche quand je suis passé à l’âge adulte. Bien sûr, je ne suis pas un maître conceptuel, un érudit qui maîtriserait tout ; j’ai déjà dit que ma lecture de Nietzsche était autrefois très adolescente, une sorte d’impulsion à penser plus haut, sans comprendre grand-chose. Mais cette impulsion me fut très utile, je veux dire, dans ma vie quotidienne : Nietzsche comme Adorno m’ont aidé à mieux voir et à mieux réfléchir, à déplacer mes questionnements, en oubliant certaines questions oiseuses pour aller vers d’autres, que je trouverai peut-être oiseuses dans quelques années, mais qui ont induit une sorte de progression.
D’Adorno, j’aime bien sûr surtout les aphorismes. Les philosophes de métier s’intéressent plutôt à sa métaphysique, sa fameuse Dialectique négative par exemple, qui m’est tombée des mains : sa bataille contre Heidegger, plus joyeuse car plus pamphlétaire dans Jargon de l’authenticité, m’a semblé d’une longueur terrible et sans avancée notable. Quant à moi, je considère Minima Moralia et Prismes comme deux œuvres fondamentales. C’est Adorno qui m’aura fait réécouter Schönberg, et c’est Adorno qui m’aura fait replonger dans À la recherche du temps perdu.
Les éloges de Proust chez Adorno sont en effet nombreux. Par exemple, dans Minima Moralia, paragraphe 29 : « Proust a la courtoisie d’épargner au lecteur le ridicule de se croire plus malin que l’auteur. » Dans certains entretiens des années 1950, il affirme que Proust est une part centrale de sa vie intellectuelle. Ce genre d’éloges est singulier, car Adorno n’a pas été avare de méchancetés, de type « Sheler : le boudoir dans la philosophie », ou sur le jazz, ou sur le cinéma, ou sur la quasi-totalité de la philosophie occidentale. Même sa méditation sur Kafka est empreinte de distance, et bien sûr celle de Nietzsche, bien qu’Adorno fut le seul véritable nietzschéen du XXe, tout en refusant absolument d’être nietzschéen.
On comprend mieux l’éloge de Proust dans Prismes, où il est souvent situé non loin de Paul Valéry et d’Arnold Schnönberg. Ces trois artistes offrent en effet à Adorno des exemples de reprise de l’héritage classique pour le dépasser. Schönberg n’introduit par une rupture dans la musique occidentale en faisant table rase (tactique du surréalisme), mais en la détruisant de l’intérieur, en tirant la nouveauté de son histoire même. Marcel Proust fait de même : on retrouve chez lui bon nombre d’éléments romantiques, bon nombre d’éléments balzaciens, mais dans une forme qui fait éclater le roman traditionnel. Plus encore, Proust réintègre tous ces éléments (descriptions des milieux sociaux, analyse de la jalousie, morceaux de prose poétique sur telle ou telle fleur, arbre ou idée) pour les annuler : la fin de l’œuvre réunit tout cela dans l’unité du temps retrouvé, de l’œuvre elle-même, où les perceptions, les idées et la vie sociale n’étaient pas de fins en soi, mais les prodromes de l’oeuvre dans lesquels elles trouvent leur justification.
C’est une affirmation de l’autonomie de l’art, dont Adorno est un des ultimes défenseurs. L’important n’est pas que Proust soit de droite ou de gauche, il est « plus malin que ça », comme le dit l’auteur, bien que marxiste (quoique plus hégélien que marxiste, et d’ailleurs de manière plutôt hérétique, et en sachant que le meilleur de lui provient en vérité de Nietzsche), -Proust crée un espace hors du politique, un espace où l’art serait autonome. Ainsi Valéry, ainsi Schönberg. Cela rejoint également les analyses plus tardives de Bourdieu sur Manet.
Aujourd’hui, cette idée de l’autonomie de l’art semble aux contemporains une vieille lune. On écrit des Contre Saint-Proust plutôt que des Contre Sainte-Beuve. On veut que tout soit politique, souvent en pensant bien faire. Si tout est politique, cela veut dire que tout est soumis, ou digne d’être soumis. Adorno le sait bien lui-même, c’est là aussi le drame de la vie mutilée : rien n’est plus autonome, rien ne l’a sans doute jamais été. Mais l’œuvre de Proust, comme celle d’Adorno, nous offrent un horizon dans lequel cette autonomie serait possible, le rêve d’une liberté retrouvée.
Merci pour cet article qui réveille en moi bien des interrogations et qui surtout me rappelle le bon souvenir de la leçon de Proust, professeur de création comme Stendhal ou Napoléon pouvaient être « professeur d’énergie » dans l’esprit d’un Barrès. J’ai bien plus l’habitude de commercer avec nos prestigieux aïeux qu’avec nos contemporains et il ne me viendrait plus à l’idée de défendre l’autonomie de l’art contre son embrigadement politique. Et Gautier et Baudelaire me semblent avoir répondu à la question depuis le milieu du XIXème siècle : « Sans prendra garde à l’ouragan / Qui fouettait mes vitres fermées, / Moi, j’ai fait Émaux et Camées » ou encore « L’Émeute tempêtant vainement à ma vitre, / Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ». Mais ce sera toujours chose saine de rappeler cette évidence.
S’il est vrai que longtemps un débat superficiel et absurde opposa art engagé et art pour art et qu’il fut remporté haut la main par les tenants d’un art désintéressé et autonome, c’est-à-dire par les authentiques artistes, il en est un autre que je crois être autrement plus essentiel. La question n’est plus tant celle du politique ou non, mais bien de l’Absolu ou non. Il y aurait ainsi un art édifiant et un art absolu, un art métaphysique et un art existentiel, d’un côté Grünewald et Dostoïevski, de l’autre Vermeer et Proust. Y a-t-il un Absolu ? Dostoïevski et Nietzsche répondent différemment, et de ce désaccord découlent bon nombre de débats en art.
Cette autonomie de l’art louée à la fin de votre article, c’est la victoire de la seconde tendance, de l’esthétisme, arrachée par Manet et Mallarmé notamment. Mais l’autonomie radicale et absolue de l’art ne constitue-t-elle pas seulement un moment historique que l’on peut très bien délimiter, et circonscrire au XIXème siècle ? Ce moment n’est-il pas celui de la naissance de la littérature ? Et si la littérature dans sa conception moderne, construite contre les Belles-Lettres, est née quelque part au XIXème siècle, ne peut-elle pas également mourir ? Je n’ai pas envie d’y croire, et je trouve bien plus satisfaisant, bien plus consolant cette « métaphysique d’artiste » nietzschéenne, cette conception mallarméenne pure de l’art et cette leçon de création professée par Proust. Je suis fasciné par cette conception esthétique du monde qui pourrait permettre de répondre enfin à Pascal et à son pessimisme lucide : « La connaissance de sa misère sans celle de Dieu fait le désespoir ». Contre cette vérité, à la différence d’un René Crevel qui ne survécut pas à l’absence de Dieu ou de l’Absolu, cette chimère de l’esthétisme ou de l’autonomie de l’art nous permettrait ainsi de survivre à la connaissance du divertissement pascalien et ce sans l’aide de Dieu ou d’un Absolu. L’art devient cet Absolu pour ceux qui n’en ont plus, cet Absolu qui ne dévoile aucun autre absolu. Nietzsche affirmait que Pascal était le « seul chrétien logique » ; l’artiste serait ainsi le seul athée logique. Mais cette consolation métaphysique est-elle suffisante ? Je n’ai pas envie de douter, mais, aussitôt après les plaisants souvenirs de la leçon proustienne et du livre mallarméen, le jugement définitif de Rimbaud revient me hanter : « Je sais aujourd’hui saluer la beauté ».
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