Rêverie, 3 octobre 2024


Écrit hier, même proportion qu’avant-hier, une page word en Liberation Serif taille 12, mais pas publiée, malgré hésitation, car trop personnelle, trop d’investigation dans mon adolescence, et c’est un peu absurde peut-être de tenir un blog qui ressort plutôt à l’écrire de soi, et de s’arrêter devant certains seuils, des inhibitions, des pudicités, quelque surmoi qui me disait qu’un collègue ou qu’un élève ou qu’un ami pourrait y venir, et comme je laisse le clavier prendre le pouvoir sur les mots (comme on disait : « laisser la plume me guider », mais nous sommes à une autre ère de l’écrit), je suis parfois peu charitable, alors je n’ai rien publié, cela n’a pas d’importance, mon seul regret c’est qu’il y avait dedans une amorce concernant Bertrand Chamayou, ce pianiste dont je parcours avec grand plaisir la discographie ces temps-ci, Saint-Saëns, John Cage, Erik Satie, je l’imagine au travail, s’occupant de sa technique et de son œuvre plutôt que ressassant la misère du monde qui s’effondre, et cela m’encourage quelque peu, et tout de même, quelque part, il faudrait que cela soit, qu’on aime tel ou tel artiste et qu’on respecte le travail accompli, cette forme de dignité qu’est le travail bien fait, aussi bien dans l’art qu’ailleurs, je le dis parce que comme la majorité des gens je suis obsédé par les bombes, les larmes, les vanités, les discours creux de nos politiciens absurdes, les cynismes, tout ce qui montre la progression du mal et de la bêtise, mais on lutte, si jamais on lutte, contre cette progression non pas en se lamentant dessus, même quand on dissèque ce mal et cette bêtise pour les faire éclater, mais en creusant du côté des travaux de temps long, de ceux qui sont peu visibles car leurs réussites ne sont pas éclatantes comme le mot stupide dit à la télévision ou la bombe lâchée sur le pays voisin, des réussites durement acquises chaque jour : un tour de main au piano, un bon vers, le simple fait d’être resté au travail, et peut-être devrait-on ainsi tenir des journaux de choses positives, par exemple les professeurs devraient-ils ne pas tenir un compte des perles les plus stupides démontrant tel ou tel « naufrage de niveau », dont on aurait bien peine de rendre les élèves responsables, puisque c’est toute la société qui fait naufrage, mais plutôt un compte des mots qu’on leur a appris, qu’ils ont su assimiler, tel le mot « mélancolique » qu’un sixième a su me ressortir lors du travail du jour sur les adjectifs (nous avions vu ce terme au détour de la séance consacrée aux calligrammes), le fait d’avoir pu afficher quelques beaux haïkus et calligrammes produits par les élèves, mais si l’on faisait un tel compte, on virerait sans doute vite à l’atmosphère de niaiserie, comme tel ou tel « média positif » qui donne l’impression d’une ahurissante déconnexion, alors on continue le va-et-vient de l’un à l’autre, du décompte négatif au décompte positif, sans la moindre initiative rationnelle au milieu, il en est peut-être mieux ainsi, cela me rappelle les tableaux que je faisais à la fin de mon adolescence, « Raisons de se suicider » dans la colonne de gauche, « Raisons de ne pas suicider » dans la colonne de droite, parfois je les faisais sérieusement, parfois en rigolant, en tout cas je mettais toujours Rester vivant de Michel Houellebecq dans la colonne de droite, et « le reste de l’œuvre de Michel Houellebecq » dans la colonne de gauche, je ne suis pas sûr qu’il eût goûté la plaisanterie, en tout cas je rame dans la lecture de Proust, non par dépit de lecteur mais par manque de temps, les copies commencent à s’accumuler, les réunions en tout genre, et plus le temps passe et plus je trouve absurde d’être enseignant, mettre des notes et faire la police en classe et dans les couloirs, je déteste faire cela, non pas que je conçoive pas l’utilité, la nécessité, le besoin de ce métier, mais je déteste donner des ordres, cela m’est incroyablement pénible, quand on me demande pourquoi je fais cela je réponds comme Beckett, « bon qu’à ça », je ne pouvais rien faire de mes mains et dans un bureau je me serais pendu, au moins je suis entouré de textes, c’est déjà quelque chose, car j’ai toujours aimé les mots, d’abord dans leur matérialité, j’adore graphier avec un stylo ou laisser les doigts courir sur le clavier et voir apparaître les lettres, mon rapport à l’écriture fut d’abord un plaisir physique, après quoi j’aimais les jeux introduits dans le contenu, non pas simplement la littérature, mais tout ce qui faisait réfléchir sur les mots, donc aussi bien la philosophie, mais dans un angle sans doute très restreint, et puis j’aimais les bons mots, les traits d’esprit, dont les grands auteurs me permettaient de me situer entre le profond désespoir de ce qu’était ma solitude intérieure et le grand rire qu’était ma vie sociale, puisque mon aspect extérieur, on aura peut-être peine à l’imaginer, est plutôt joyeux.

5 réflexions sur “Rêverie, 3 octobre 2024

  1. C’est précisément cette lutte contre le négatif et la recherche simultanée de sens et de beauté qui vous donne une profondeur particulière. Ils ne sont pas seuls, ni en tant qu’enseignants ni en tant qu’écrivains, leur travail signifie quelque chose, peut-être plus que ce qu’ils peuvent réaliser. Espoir-beauté-inspiration-courage !

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  2. Bien aimé votre texte.

    Une petite remarque : quand vous écrivez « par exemple les professeurs devraient-ils ne pas tenir un compte des perles les plus stupides », je pense illico à la phrase célèbre de Bartleby, d’Herman Melville : « Je préfèrerais ne pas » ! 🙂

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    1. C’est un trait courant chez beaucoup d’écrivains que j’apprécie : Thomas Bernhard, Imre Kertész, László Krasznahorkai et quelques autres. (Ce ne sont certes pas des auteurs célébrissimes, plus une niche qu’on qualifie parfois de « postmoderne ».) Dans le dernier Krasznahorkai, la première phrase fait dix pages… Les effets peuvent être nombreux : cela permet de jouer avec certains tours syntaxiques, de créer des rythmes un peu neufs, tout en mettant en relief le chaos du monde, où tout arrive en même temps, d’une manière quelque peu absurde.

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      1. Ça aurait laissé perplexe un ancien directeur qui se pensait écrivain (avait écrit un machin qui n’est resté dans les mémoires que d’une épouse flatteuse). Il trouvait ma ponctuation fantaisiste. Je mets des virgules dans une phrase aux endroits où j’éprouve le besoin de respirer en la lisant. Ça n’est sans doute pas très académique. Si ça se trouve, je suis une auteure postmoderne qui s’ignore ! 😉

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