Les jours passent comme eau courante, la fatigue s’accumule, « grosse fatigue » comme aurait dit Michel Blanc mort aujourd’hui, tout se mélange et les mots et pensées et objets et événements s’embrouillent, les yeux se concentrent pour revenir à l’essentiel, ne pas faire de faute en écrivant au tableau, prononcer correctement les termes de la leçon pour ne pas embrouiller les élèves eux aussi fatigués, trouver un itinéraire bis quand la file de voitures arrêtées indique de toute évidence un carambolage énorme sur la route départementale, passer par des routes étroites et inconnues, arriver heureusement pile à l’heure car on part toujours avec vingt minutes d’avance, mais ne pas pouvoir accomplir les menues tâches prévues durant ces vingt minutes, les temporalités se brouillent, on souhaite se conformer à l’efficacité générale, ou plutôt à l’efficacité telle qu’elle est généralement louée, mais le monde entier dysfonctionne, plus il est technologiquement avancé et plus les bugs sont nombreux, car plus il est technologiquement avancé et plus on en demande aux individus, et chaque fois qu’une anomalie apparaît (accident, maladie, courrier perdu au hasard des administrations, objet numérique cassé, oubli) on en rend responsable l’individu travailleur, celui qui est en bout de chaîne, écrasé par la masse d’outils et de machines et d’ordinateurs et d’algorithmes qui sont censés rendre le monde plus fluide et le rendent pour l’essentiel plus pénible, on dit que c’est « l’erreur humaine », alors que l’erreur humaine était probablement cette délégation de gestion aux machines, tant et si bien que les individus mêmes se calquent sur le modèle de la machine, il y a un passage de Günther Anders, où il dit à peu près, « on a dit que la catastrophe de Tchernobyl était une erreur humaine, alors que c’est construire Tchernobyl qui était l’erreur humaine », ce n’est plus très à la mode de détester le nucléaire aujourd’hui, même dans certains milieux écologistes, et mon avis sur la question a tant fluctué que celui du jour n’aurait que peu de valeur, comme celui d’ailleurs de tous les autres jours, mais enfin Günther Anders a souvent des phrases bien senties, il a lui aussi été un grand moraliste, il se considérait d’ailleurs comme « moraliste à l’âge de la bombe », sans doute déplaît-il par certains excès, de même qu’il est de bon ton d’avoir de la distance avec Adorno, ainsi un collègue de philosophie, après avoir lu La violence oui ou non ? d’Anders me dit-il « il a complètement fumé », même collègue avec qui je m’entendais parfaitement bien malgré qu’il détestât Dialectique de la raison d’Adorno, certes pas mon préféré du maître (peut-être l’ai-je lu trop tôt, ou attendais-je trop quelque chose du même tonneau que Minima Moralia, il faudrait que je m’y replonge), nous covoiturions un jour par semaine, et une fois sa voiture est restée en panne le soir, alors que nous devions rentrer, et en attendant le dépanneur nous tournions autour de la machine en devisant sur la dépendance humaine envers la technique, il aimait particulièrement Jacques Ellul, moi Günther Anders, c’était une scène très En attendant Godot, deux littéraires dépassés par la mécanique comblant leur attente avec des discours, sauf que le dieu était technologique, mais nous avons passé un bon moment, évidemment moins triste que Beckett, c’est seulement plus tard que j’ai lu l’opus magnum d’Anders, L’Obsolescence de l’homme, où il y a justement un passage sur Beckett, sur le fait que Vladimir et Estragon incarnent bien le vide métaphysique laissé à l’homme moderne, qu’Anders relie à son propos de critique de la technologie, descendant ainsi, par la grâce de la fatigue, l’escalier de mes pensées, mes rêveries me mènent donc toujours à des points semblables : Kertész, Anders, Krasznahorkai, Adorno, la poésie contemporaine en langue française, il faudrait que je me force chaque jour à parler d’un élément nouveau, comme je l’ai fait hier en louant hier la discographie de Bertrand Chamayou, j’écris ceci en écoutant son album autour des Vingt regards sur l’enfant Jésus d’Olivier Messiaen, cela me fait penser que je n’ai jamais, ces derniers temps, parlé des films d’Andrei Tarkovski, qui ont pourtant tant compté dans mon éveil aux réflexions poétiques et existentielles, on est tellement pris dans le guidon quotidien et dans les pensées ressassées que l’important nous échappe parfois, que nous devons nous arrêter, nous concentrer à nouveau, nous demander chaque jour où nous en sommes, dans quelle île de pensée nous nous situons, au-milieu de cet archipel labyrinthique que sont les mots et les objets et les événements, dans quels processus nous voulons nous insérer, de quels processus nous voulons sortir, mais la mélodie tend à repartir da capo.