Des roses, des marches funèbres

Des roses, des hortensias, une page de Proust, les élèves de 6e qui aboutissent à la définition suivante de la poésie : « c’est écrire de belles choses de belle manière », le Grand Colombier, un mouvement de Gustav Mahler, cela pour me détourner du ressassement qu’est l’anniversaire du 7 octobre 2023, dont je voulais parler encore, mais pour quoi ? ajouter au monceau de tristesse générale ? retenter une voix qui se lamenterait pour toutes les victimes, au risque d’être traité de naïf ? plus la journée passait et plus je m’éloignais de toute tentative discursive, de toute tentative poétique (car écrire un poème sur la question serait probablement bien vil), il me semble que seul le silence convient, le recueillement, à la limite une forme de méditation digne, cela m’avait fait cet effet le soir même des attentats à Charlie Hebdo de 2015, où j’étais allé place de la République, où les gens furent simplement silencieux, là pour se recueillir dans la tristesse, quatre jours plus tard au même endroit avait lieu la fameuse manifestation où furent présents des dizaines de chefs d’état, dans un grand raout, et je me souviens que les gens parlaient fort, qu’il y avait un gars qui voulait absolument chanter La Marseillaise, qui relançait toutes les trois minutes La Marseillaise, et ne comprenait pas que les gens ne chantent pas avec lui, les gens grommelaient en effet des phrases du type « on ne va quand même pas chanter La Marseillaise lors d’un hommage à Charlie Hebdo », et je suis parti avant même le départ de la manifestation, peut-être est-ce un vice romantique de n’aimer que les veillées funèbres et pas les chants au grand jour, et déjà en janvier 2015 nous avions cette impression qui nous étreignit le 7 octobre 2023, après la tétanie évidemment, une seconde impression, plus profonde, à savoir qu’à partir de là tout irait de pire en pire, on savait qu’on ne se relève pas dignes de tel ou tel traumatisme national (quoiqu’on pense de cette expression), on l’avait déjà vu avec la réaction américaine après le 11 septembre 2001, les attentats sont faits pour qu’un pays sombre dans la folie, et cela marche, pas aussi vite que le voudraient les stratèges des organisations terroristes, mais ça consume le pays sur une longue durée, ainsi de l’Amérique allant en Irak, ainsi de la dérive sécuritaire en France, ainsi d’Israël allant de crime de guerre en crime de guerre, avec cet argument imparable, « mais nous avons été les agressés », je dis « imparable » sans ironie, car les attaques de masse depuis le 11 septembre ne sont pas des crimes de guerre, ce sont des attaques contre les civils, en l’occurrence le 7 octobre des attaques contre un kibboutz communiste et une fête de la gauche israélienne pour la paix, attaque qui signifie « nous ne voulons aucune paix, et si nous en avons l’occasion nous vous massacrerons tous jusqu’au dernier », et ainsi l’extrême-droite israélienne a son adversaire idéal, et le Hamas a son adversaire idéal, chacun voulant éradiquer ce qui se trouve au-milieu, ces salauds qui veulent la paix et ne voient pas que l’horizon est la guerre totale, et alors c’est la guerre totale, les bombes pleuvent en aveugle, et plus elles prétendent viser des objectifs militaires et plus elles sont aveugles, et plus elles pleuvent et plus d’autres pleuvent en retour, et plein de gens depuis leurs canapés trouvent cela formidable, ils applaudissent la bombe qui tombe sur un enfant tant que c’est un enfant de l’autre bord et si les enfants meurent c’est parce que l’autre bord a placé ses combattants là, l’ensemble de l’est méditerranéen semble du point de vue de tous un vaste champ de « boucliers humains » qui, parce qu’ils sont utilisés comme boucliers humains, méritent visiblement de mourir, et les mots n’ont plus de sens, tu te rends à une marche pour la paix et on te traite de soutien du terrorisme, tu luttes contre l’antisémitisme et on te traite de colonialiste, tu dis une évidence comme « la guerre tue des innocents, il faut arrêter » et tout le monde rigole comme à une bonne blague, chacun du bon côté de son histoire, ayant changé de position sur le fauteuil pour pouvoir plus confortablement envoyer une insulte en ligne, je ressasse, mais j’écoute une marche funèbre de Gustav Mahler, je me dis à nouveau que l’essence de la musique est la marche funèbre, que toute notre existence devrait être tournée vers cet objectif, composer des marches funèbres dignes, en musique, en peinture, en littérature, on devrait marcher dans la rue comme si tout n’était que marche funèbre, je me le disais en marchant entre les rangs de ma salle de classe, mais j’apercevais, dans la salle de classe d’en face, Anaïs qui faisait cours également, tout était un peu moins funèbre, il y avait le Grand Colombier, des 6e qui lisaient des poèmes, une page de Proust, des hortensias, des roses.

Laisser un commentaire