Des gouttes, sortir de soi

Une pluie forte tombait le matin, qui devint bruine, puis le soleil revint, je regardais par la fenêtre, les gouttes tombaient de la gouttière sous le soleil revenu, en bas le ruisseau coulait abondamment, sur le point de déborder mais ne débordant pas, et je continuais à songer à l’effroi du 7 octobre 2023, puis au fait que, selon les chiffres les moins dramatiques, Gaza avait vécu depuis un an l’équivalent d’un 7 octobre tous les dix jours, et je connaissais bien les arguments du « ce n’est pas la même chose, Israël cherche des otages et riposte », argumentaire miroir de «  le 7 octobre arrive dans un contexte, Israël ne cessait les provocations et violences depuis des années », je songeais que rien ne pouvait justifier la mort de 11 000 enfants, toujours selon les chiffres les moins dramatiques, que « ils sont utilisés par le Hamas comme boucliers humains », ce qui est vrai, était un argument d’un cynisme incroyable, comme si le fait que des salauds prenaient des enfants comme boucliers humains autorisait à massacrer les enfants avec les salauds, je me rappelais que tout ceci était un commentaire depuis logement donnant sur montagne apaisé, quelque chose d’un peu risible, puis je songeais à la déferlante antisémite qui sévit en France depuis un an, l’augmentation énorme des actes antisémites, passés numériquement devant les actes islamophobes, qui sont pourtant déjà dramatiques, et alors même qu’il y a bien moins de juifs que de musulmans en France, je songeais aux amis juifs qui ne mettent pas leur vrai nom sur les informations de livraison, parce qu’ils ont peur, à l’incapacité de beaucoup à voir qu’il existe de l’antisémitisme en France, avec le même déni que ceux qui refusent de voir le racisme, ou le sexisme, ou l’homophobie, chacun voyant très bien les tares de l’autre et se révélant incapable de faire son propre travail critique, les préjugés répondant aux préjugés, ce qui nous amène à désirer le silence, on comprend les gens qui se réfugient dans la méditation, ne font rien de leur journée que s’efforcer de ne penser à rien, car il est difficile de penser aujourd’hui, de ne pas réduire soi-même sa pensée à une formule à l’emporte-pièces, on a envie d’ « avoir un impact », on s’imagine que ce qu’on écrit sur tel réseau social ou sur telle tribune de journal aura un quelconque résultat, donc on tort les choses, le fonctionnement médiatique était ainsi depuis longtemps mais le fonctionnement des réseaux sociaux renforce ce biais, on coupe des bouts d’idées, on sort de son contexte la phrase qui fera polémique, parfois on l’invente même, et on a l’impression qu’avec cette agitation on a fait progresser des idées, alors qu’on a juste fait partie du marasme total et de la bêtise généralisée, alors comment lutter contre cette bêtise ? je dirais tout d’abord que ménager des phases de silence devrait être une obligation, à savoir qu’après un événement une réflexion est nécessaire, ainsi devrait-on mépriser ou « bloquer » tous les individus qui réagissent aux événements « à chaud », certains croyant même qu’une réaction « à chaud » est plus authentique qu’une réaction après réflexion, ce qui est bien le fond de la bêtise, -prendre le temps de travailler les sujets, non pas simplement commenter l’actualité, ni les commentaires sur l’actualité (on en trouvera toujours des monceaux de stupides à critiquer, se sentant alors très intelligent, sans avoir rien produit), -prendre le temps d’écouter ce que les individus ont à dire, non dans leurs phrases coupées par le cirque médiatique, mais dans l’entièreté de leurs discours, ainsi, très souvent, tel ou tel propos mis en exergue donne lieu à une interminable et navrante polémique, alors qu’en écoutant le discours entier le propos paraît anodin, beaucoup plus nuancé car intégré à une réflexion d’ensemble, et non prononcé comme un slogan publicitaire, -se rappeler que la majorité de la population a coupé avec tout ce cirque, ne le regarde que de très loin, non par indifférence, mais par refus d’une cirque bien souvent avilissant, -être dans le soin et pas dans le mépris et l’avilissement, -et ainsi j’en arrivai moi aussi à des injonctions moralisantes, et valaient-elles mieux que celles des autres ? probablement pas, mais probablement les donnais-je seulement à usage interne, une manière de conserver mon bien-être sans faire chier le monde autour, ce qui est déjà quelque chose, si tout le monde faisait ainsi nous irions déjà un peu mieux, à regarder les lueurs du couchant en tentant de se purger de la haine, pensant à la souffrance sans s’imaginer que d’autres vont mieux si on souffre également, faire une nouvelle fois table rase de ses certitudes, méthodiquement chaotiquement, le poteau électrique parmi les arbres, les gouttes qui tombent de la gouttière, sortir enfin de soi.

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