Le moment propice

Le temps de lecture est un temps qu’on prend sur la vie, un temps qu’on arrache parfois, je parle ici en tant que non-professionnel de la lecture, ce que j’aurais rêvé d’être, quelqu’un payé pour donner mon avis sur des bouquins ou sur l’actualité, mais pour cela il eût fallu que je susse cirer des pompes et ne pas avoir l’ironie facile, il eût fallu que j’aime les romans contemporains à la mode et non un infime segment de la littérature contemporaine, le segment dit « exigeant », qui ne paraît pas du tout exigeant, parce que j’ai choisi de baigner dedans, il eût fallu que je fusse plus mesuré dans mes propos et moins enclin à la critique violente de nos politiciens et d’une bonne partie des élites télévisées, mais je ne regrette rien, je suis assis au pied du Grand Colombier plutôt que dans quelque sixième étage parisien où j’habitais autrefois, je regarde les roches et les arbres tandis que le vent souffle de plus en plus fort, cela plutôt que d’attendre telle ou telle invitation pour un cocktail littéraire ou un vernissage en smoking, je garde un souvenir assez cuisant de la fois où je me suis rendu à une lecture d’Yves Bonnefoy, j’avais dix-huit ans, mon sac Eastpak, et j’ai vite compris que je détonais au-milieu des smokings et des quinquagénaires, on me regardais bizarrement, comme un objet étrange qui se serait échoué loin de son lieu attendu, bref on m’a fait comprendre par des tas de petites attitudes que je n’étais pas à ma place, moi qui en concevais pas du tout que la poésie pût être guindé, et malgré la belle lecture du début de L’Arrière-pays en espagnol puis en français (la traduction espagnole venait d’obtenir un prix littéraire en Amérique du sud), puis de poèmes plus récents de Bonnefoy, il arriva qu’en réponse à une question Bonnefoy dît « la poétique est la vraie politique », et là, non, c’était trop pour moi, quand chacun s’est levé pour aller manger les petits fours, j’ai regardé les petits fours, ils avaient l’air délicieux, mais j’ai regardé les smokings qui s’avançaient, et j’ai fui, peut-être aurais-je dû rester, comprendre ce monde-là, acquérir les codes sociaux me permettant d’entrer dans les mondanités littéraires, mais je ne suis pas comme le narrateur d’A la recherche du temps perdu né près de ce monde-là, l’envie d’entrer dans un quelconque monde ne m’intéressait pas, j’habitais déjà avec Anaïs et songeais à notre avenir, c’était ce monde qu’il fallait construire, je ne suis donc pas devenu un professionnel de la lecture, mais un habitant du Jura enseignant et père de deux magnifiques filles, ce qui est bien mieux, me disais-je en écoutant le quatorzième quatuor à cordes de Beethoven, entre une copie et une page de Proust, je me faisais ces réflexions sur le temps de la lecture car j’organisais ma journée pour pouvoir avancer dans Le Côté de Guermantes, quelques pages par-ci, quelques pages par-là, mais il y avait en face la cinquantaine de copies de rédactions de troisième, ce qui entraînait le retour du dilemme que connaissent bien les enseignants, avancer les copies ou privilégier telle activité plus réjouissante, je suis allé lire un poème de Bonnefoy, « Une Pierre », celui qui commence par « J’ai toujours faim de ce lieu… », je l’ai à nouveau trouvé magnifique, je disais cela pour qu’on ne me croie pas trop critique de ce profond poète, c’est aussi peut-être pour cela que j’écris d’un bloc, pour que la pensée aille et vienne et se complexifie, qu’on puisse pas en tirer un bout de phrase qu’on figerait comme une pensée définitive, un slogan parmi la masse des slogans de l’époque, dans le brouhaha général de la violence et de la bêtise, ainsi telle ou telle œuvre perçue comme « exigeante », telle ou telle activité de pensée qui se fait hors du cadre de la société autorisée, sont-elles des bouffées de liberté, ou au moins des horizons de liberté, ainsi ce regard sur la montagne, ce fragment de Proust qui s’inscrit dans la mémoire, ce poème de Bonnefoy, ne me seront-ils pas pris, et même si je les oubliais demeurerait l’instant vécu, le ciel d’une autonomie, cela qu’Adorno cherchait et dont il formulait le regret que, sans lui, la vie fût mutilée, cela qu’Adorno trouvait chez Proust et qui fait la raison de ma relecture, mais je m’éparpille comme mon texte, je passe au treizième quatuor de Beethoven, le massif des quatuors de Beethoven ne m’est connu que lointainement, j’y étais venu par Thomas Mann, et j’ai donc coupé mon « marathon Mahler », car après les deux premières symphoniques que j’adore, la trois et la quatre ne m’ont pas transporté autant qu’autrefois, et la cinquième, que j’ai tant écouté, ne m’a pas fait le même effet, non évidemment par la qualité intrinsèque de l’oeuvre, mais par l’ambiance subjective du moment, je ne suis pas réceptif, donc je tente autre chose, il faut le temps, et le bon temps, le moment propice.

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