Lectures croisées

Comme la plupart des textes religieux, à vrai dire comme bon nombre de textes antiques, la Bible s’approche comme un labyrinthe. Plus on lit ces textes, plus on saisit ce qu’on ne saisit pas. On a eu l’occasion de dire des dizaines de fois ces dernières années que les fanatiques ne lisaient pas, il y a néanmoins plus subtils : certains lisent, mais avec leur idéologie préétablie, puis aplatissent le texte à partir de cette idéologie, y trouvent toutes sortes de prétextes et de torsions pour que le texte leur soit une preuve. Le texte religieux, c’est le boss final de l’herméneutique. Il y a des soucis de contexte historique, de traductions, si on interprète mal on peut être cloué au piloris, si on finit par comprendre on est censé trouver le sens de la vie. Mais le jeu est monté à l’envers : tu commences face au boss final, puis peu à peu tu régresses dans les niveaux inférieurs, tu comprends de moins en moins, les mots deviennent de plus en plus rugueux. À la fin, reste le silence, -d’où les moines à vœux de silence.


En m’attaquant à ce massif très abordable que sont les « douze petits prophètes », je songeais à cette autre particularité biblique : la grande variété stylistique. Les genres littéraires y sont légion, même dans une partie relativement courte. Osée (1) et Amos (3) correspondent à l’idée qu’on se fait d’un prophète, mais en parallèle apparaissent l’apocalypse selon Joël (2) et le conte de Jonas (5). Tout est bigarré, multiple, abrupt. Je relis dans le même temps le chapitre « La Cicatrice d’Ulysse », première partie de Mimésis d’Erich Auerbarch. Ce dernier explique très bien ce qui surprend à la lecture des textes bibliques (il analyse longuement l’épisode du sacrifice d’Abraham) : pas de cadre spatio-temporel, pas de détails sur les gestes et les objets, pas d’explication des motivations des personnages. Le texte est réduit à son action, tout en entier tourné vers la signification religieuse. Tout est ellipse et allusion. (Auerbach fait la comparaison avec Homère, qui cherche de son côté à montrer en détails toutes les motivations et tous les éléments ayant mené à l’action présente.)


J’y songe d’une part parce que me revient souvent, dans ces moments de lecture, une idée de Voltaire au-milieu de son Dictionnaire philosophique. Il me revient parce que j’ai acheté la Bible que je lis actuellement, à savoir la Lemaître de Sacy (celle de Port-Royal) achetée quand j’étudiais le Dictionnaire philosophique en deuxième année de khâgne. Cette remarque est simple : la Bible est mal écrite. Je n’ai pas le texte sous les yeux, m’avait marqué quelque chose sur Le Cantique des Cantiques, qu’il décrit comme une églogue de mauvais goût. C’est assez significatif : oui, du point de vue de quelqu’un dont la formation poétique et rhétorique provenait des Grecs et des Latins, la Bible n’est pas un livre de bon goût. Une fois qu’on a enlevé l’aspect sacré du texte, l’homme des Lumières est tout surpris de voir que le texte n’est pas poétiquement si grandiose.


Mais nous ne sommes plus, comme Voltaire, bercés de rhétorique grecque et latine. En vérité, nos textes contemporains retrouvent les brutalités, les ellipses et les ruptures qui sont celles des récits religieux, aussi bien bibliques que des sociétés dites primitives. C’est la thèse de Jerome Rothenberg, dans Les Techniciens du sacré, que je n’en finis pas de finir, toujours en parallèle. Si je voulais être parfaitement cynique, je dirais : maintenant que presque plus personne ne lit la Bible sérieusement, on va enfin pouvoir en faire quelque chose. (L’intégration d’extraits bibliques au-milieu d’autres textes antiques et païens est une proposition possible.)

Parce que non seulement on se retrouve à lire un livre ou tout est croisé (il y a plus d’une cinquantaine de livres dans une Bible), mais on le fait avec ses propres croisements, qui tantôt obstruent la lecture et tantôt permettent des fausses routes intéressantes, au sens où se perdre fait découvrir de nouveaux lieux. D’où le fait que cette nouvelle rêverie m’ait amené une nouvelle fois loin d’une quelconque idée ferme. Le secret du labyrinthe, c’est qu’il n’y a rien hors du labyrinthe.

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