Dans tous les sens (3)

Dès qu’on met réellement le nez dans un domaine, l’immensité s’étend. Entrant véritablement dans le paysage de la poésie contemporaine française (c’est-à-dire, pourrait-on penser de l’extérieur, quelque chose « d’un peu niche », comme on dit sur les réseaux), je me trouve déjà assailli par les milliers de livres. Je le savais, mais désormais je l’expérimente. Ce que je voudrais lire est évidemment bien au-delà de ce que je pourrai lire. Un livre de poésie contemporaine chroniqué par semaine, cela fait un peu plus de cinquante par an si tout va bien, c’est-à-dire pas grand-chose au regard d’un production vaste et de grand intérêt.


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Ce qu’on appelait hier avant-garde est aujourd’hui d’arrière-garde. Cette idée paraît simple, dans la vision traditionnelle de l’histoire de l’art : un avant-garde chassée par un autre, plus « radicale », quoi que cela veuille dire. Le trouble est néanmoins plus profond : se positionner à l’avant-garde, aujourd’hui, utiliser même ce terme pour s’auto-désigner, est un acte suranné. Nous sommes tellement d’avant-garde qu’il n’y a plus d’avant-garde.


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Préparant le troisième article consacré à la poésie contemporaine, pour le troisième dimanche de 2025, je commençai à tracer des lignes d’intérêt : Camille Ruiz et l’art de la scène (hypotypose), Laura Vazquez et l’art de la syncope (brachylogie), Dominique Quélen et l’art de l’inversion (hypallage). Hypotypose, brachylogie, hypallage : je retournai parmi les figures, qui furent en vérité mon premier intérêt littéraire, au lycée puis en classes préparatoires. J’aimais les figures aux noms biscornus parce qu’elles étaient biscornus. Il y avait déjà dans ce rapport une certaine légèreté, voire de l’humour. Les lecteurs, particulièrement les étudiants, le perçoivent rarement mais, chez des amateurs de figures comme Barthes et Genette, il y a aussi un certain humour de la figure. On a dit brachylogie, on n’a donc rien dit, mais c’est ainsi : on est alors aussi hermétiques (ou, du moins, labyrinthiques) que la plupart des poètes contemporains. On s’amuse, dis-je.


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Je crois que le but profond de la poésie contemporaine en France n’est plus du tout la déconstruction du langage, mais son rétablissement sur de nouvelles bases.
(Je dis ici « en France », car les enjeux me semblent assez différents au Québec et en Afrique francophone ; mais je peux me tromper. -Mes connaissances actuelles font qu’hors de France, je ne peux pas vraiment m’avancer sur de tels enjeux. -Même en France seule, il est probable que je fasse fausse route.)
« De nouvelles bases », c’est-à-dire ? Les propositions sont extrêmement diverses. Le terme revient. Enfin, souvent, pas avec le mot « base », qui sent trop le militaire et le statique. On prefère « sol », « territoire », « paysage », la métaphore de l’espace et de la géométrie est omniprésente. L’idée fondamentale est la suivante : proposer autre chose que le sabir managérial actuel, dont le « macronisme » nous offre la version la plus violemment vide. Ceci en étant aussi radicalement lointain des discours régressifs et agressifs, les discours de domination. Ce n’est pas si facile, d’avoir non seulement une langue qui respecte la bienséance (pas d’impensés patriarcaux ou néocoloniaux), mais qui ne se pose pas comme nouvelle langue dominante. On instaure une bienséance, mais elle ne doit pas rappeler l’art poétique classique. Je crois que c’est une des recherches et des réussites de Pierre Vinclair dans L’Éducation géographique : écrire des voyages sans clichés exotiques, sans clichés touristiques, en soupesant la culture sans se positionner du point de vue d’une instance prétendue supérieure. Ce n’est pas facile. Beaucoup expérimentent plutôt qu’ils ne trouvent. Mais on ne peut pas récolter toute l’année : il faut bien labourer et semer. La saison sera peut-être bonne, peut-être pas ; le hasard ou les dieux décideront.

Une réflexion sur “Dans tous les sens (3)

  1. « Ce n’est pas si facile, d’avoir non seulement une langue qui respecte la bienséance (pas d’impensés patriarcaux ou néocoloniaux), mais qui ne se pose pas comme nouvelle langue dominante. On instaure une bienséance, mais elle ne doit pas rappeler l’art poétique classique. »

    Vous avez parfaitement saisi l’enjeu crucial de la poésie contemporaine et, plus largement, de la littérature : le renouvellement du langage comme vecteur d’une émancipation profonde et universelle. Si la poésie a toujours été cet espace où le mot se libère des carcans, elle est aujourd’hui confrontée à une responsabilité nouvelle : non seulement nommer autrement, mais penser autrement, et donc détruire les vieux cadres qui perpétuent les oppressions.

    Créer une langue non genrée, comme vous le soulignez, n’est pas seulement un projet linguistique, mais un acte politique et poétique. En inventant des mots comme froeur, qui porte en lui l’idée d’une sororité et fraternité réunifiées et transcendées, on ouvre une brèche dans l’imaginaire collectif. On donne à voir des liens qui ne sont plus enfermés dans des binarités restrictives, mais qui respirent la fluidité, l’inclusion, et surtout, l’équité.

    Quant au mot qui pourrait désigner « l’humain » sans convoquer l’homme en filigrane, il est vrai que les poètes seront sans doute les premiers à oser cette création. Ce mot, idéalement, ne devrait pas être une substitution simple mais un mot qui porte en lui l’idée d’un au-delà du genre, d’une humanité qui se pense dans ses multiples facettes et non dans ses oppositions.

    Peut-être quelque chose comme entis, emprunté à entité et à être, qui ne fixe rien mais suggère une potentialité. Ou aéron, qui évoque un souffle commun, une légèreté qui défie le poids des structures anciennes.

    La question, bien sûr, n’est pas seulement linguistique : elle est éminemment éthique et esthétique. Les mots que nous choisissons ou inventons ne sont pas neutres. Ils modèlent notre rapport au monde et aux autres. Une langue nouvelle ne peut être imposée comme une nouvelle norme, car elle risque de recréer des hiérarchies. C’est pourquoi le poème, espace de liberté, d’essai et de multiplicité, est sans doute le lieu idéal pour expérimenter ces transformations.

    Et alors, oui, les poètes, par leur capacité à déchirer le voile des évidences, auront peut-être le dernier mot. Un mot qui ne sera pas une clôture, mais une ouverture infinie.

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