Écouter les silences

Dans tous les sens (4)

Être à la hauteur des événements : c’est cela que devrait viser le travail intellectuel. Dans un passage de Dialogues, Deleuze le voit comme un enseignement des stoïciens, qu’il reprend pour lui-même : « être digne de ce qui arrive ». Citons la phrase complète, plus complexe : « Entre les cris de la douleur physique et les chants de la souffrance métaphysique, comment tracer son mince chemin stoïcien, qui consiste à être digne de ce qui arrive, à dégager quelque chose de gai et d’amoureux dans ce qui arrive ? » Un commentaire de cette vaste question prendrait des dizaines de pages ; je la pose simplement là.


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La plupart du temps nous bavardons. Ce n’est pas grave. Kant voyait dans le bavardage des dîners entre amis le meilleur exemple d’un plaisir moral. Le problème vient quand nous écrivons de manière bavarde. Beaucoup d’éditoriaux, de commentaires sur l’actualité qu’on peut lire ici ou là, sont des bavardages. Ce n’est pas une critique depuis un point de vue surplombant : moi, vous, nous, faisons régulièrement ainsi. Sans doute devrait-on écrire moins, faire silence, colmater, comme dirait Liu Cixin.


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La hauteur de l’événement… Encore faut-il qu’il y ait un évènement. Il y a des sommes de faits, il faut de l’intuition pour y percevoir un événement, c’est-à-dire l’établissement d’une nouvelle structure. La tendance factualiste du journalisme de fact-checkeur (qui a certes son utilité) tend à aplatir les événements : on dit ce qui a eu lieu en détails, on oblitère alors ce qui est neuf, ce qui change. Cette tendance est rejointe par une partie du militantisme politique (qui a lui aussi, évidemment, sa nécessité) : l’événement rejoint la liste des faits similaires constatés par la doctrine, il se passe « dans le cadre de [telle oppression / tel grand récit historique] », et on peut passer au fait suivant. S’indigner, classer, oublier. Il faut dire que les faits sont innombrables, on ne s’y retrouve pas ; si on analysait chaque fait donné à notre vue numérique, on ne dormirait plus et la folie guetterait.


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Vous êtes perdus ? Moi aussi. C’est le propos.


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Les appuis sont néanmoins nombreux mais, justement, il faut pour les trouver réduire le nombre des sollicitations. Par exemple, quand vous vous extrayez du discours médiatique pour vous retirer dans l’analyse du discours poétique contemporain, vous trouvez rapidement des formes de langage qui échappent au contrôle, remettent sur le tapis la possibilité d’une émancipation par la transformation de la parole. Cela nécessite de laisser de côté les frasques de tel ou tel technofasciste américain, et d’utiliser tel ou tel terme (comme « technofasciste ») sans prendre la peine de le définir et le prouver, car ça prendrait des plombes. Pourtant, ce serait intéressant, et sans doute plus nécessaire. Mais si on se disperse, on est perdus. La dispersion n’est pas une ligne de fuite, c’est tout le contraire.


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L’ère néolibérale close, si tant est qu’elle ait jamais existé, s’ouvrait l’ère du capitalisme autoritaire-numérique. Variante molle et variante technofasciste. Faire face à cela dignement. Le réchauffement climatique : faire face à cela dignement. La violence : faire face à cela dignement. « Dignement », qu’est-ce que cela veut dire ? Une injonction qui ne peut être qu’à usage interne : on ne peut pas imposer une quelconque « dignité » aux autres. Ceux qui le font se posent en donneurs de leçons, pénibles pour les victimes. Un stoïcien ferait ce genre de leçon, peut-être. Mais les victimes font face aux événements comme elles veulent, souvent comme elles peuvent. Il n’y a pas de discours à imposer, car cela serait aussi une manière d’aplatir l’événement. Chacun bricole, ou alors renonce au bricolage, et fait silence.


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Malgré le bruit général, il y a plus de silencieux que de bavards. Il faudrait faire cela : écouter ces silences.

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