Avancées (7) : 5 février 2025

Je fais comme tout le monde : j’observe la mise en place de l’autoritarisme aux États-Unis. Les commentaires pleuvent, on commente chaque bout de phrase, et deux possibilités d’erreur surgissent : 1° Se lasser, ne plus suivre cette actualité, se retirer pour ne plus s’effrayer et s’indigner toute la journée, et donc laisser faire. 2° Tout commenter, s’effrayer de chaque phrase, se perdre dans les analyses de tel ou tel bout de discours, alors que la moitié est mensonge, surréagir comme veulent qu’on le fasse les fascistes, pour qu’on passe pour des idiots obsédés par leurs bouts de phrase. Soit ils nous gardent en haleine, et nous sommes leurs dupes ; soit ils nous indiffèrent, et nous sommes leurs dupes. C’est la dynamique de la violence qui veut ça. La seule solution, c’est de jouer sur un autre terrain, et de faire des incursions sur le leur avec nos propres discours, nos propres manières d’être, sans les laisser maîtres du jeu. Mais c’est difficile car, depuis un bon moment, ils sont maîtres du jeu.

J’ai arrêté, aussi, de parler de « fascisme » pour la brute orange et son iron man des bacs à sable, qui évoque de plus en plus un Goebbels à l’âge de l’intelligence artificielle, -j’ai arrêté parce qu’il y a toujours alors une armée de gens très sachants et très sérieux qui lèvent le doigt en l’air et expliquent qu’on ne peut pas parler de fascisme, parce qu’il n’y a pas de moustache carrée ni de comédie de Chaplin. Je n’en pense pas moins. Dans tous les cas, j’y reviens : il est temps qu’on cesse de parler de « néolibéralisme », mot qui trompe sur la marchandise ; -nous sommes à un âge du capitalisme autoritaire. Version douce en France, version dure aux États-Unis.

Je songeais à tout cela en faisant cours cette dernière semaine. Il y a avait un extrait de Georges Bernanos, dans Les Grands Cimetières sous la Lune, que je fais avec mes 3e. Je le redonne ici en entier, par pur plaisir :

C’est alors qu’apparut le général comte Rossi.
Le nouveau venu n’était, naturellement, ni général, ni comte, ni Rossi, mais un fonctionnaire italien, appartenant aux Chemises noires. Nous le vîmes, un beau matin, débarquer d’un trimoteur écarlate. Sa première visite fut pour le gouverneur militaire, nommé par le général Godet. Le gouverneur et ses officiers l’accueillirent poliment. Ponctuant son discours de coups de poing sur la table, il déclara qu’il apportait l’esprit du Faisceau. Quelques jours plus tard, le général entrait avec son état-major dans la prison de San-Carlos, et le comte Rossi prenait le commandement effectif de la Phalange. Vêtu d’une combinaison noire, ornée sur la poitrine d’une énorme croix blanche, il parcourut les villages, pilotant lui-même sa voiture de course, que s’efforçaient de rejoindre, dans un nuage de poussière, d’autres voitures remplies d’hommes, armés jusqu’aux dents. Chaque matin les journaux rendaient compte de ces randonnées oratoires, où flanqué de l’alcade et du curé, dans un étrange sabir mêlé de majorquin, d’italien et d’espagnol, il annonçait la Croisade. Certes le gouvernement italien disposait à Palma de collaborateurs moins voyants que cette brute géante qui affirmait un jour, à la table d’une grande dame palmesane, en essuyant ses doigts à la nappe, qu’il lui fallait au moins « une femme par jour ». Mais la mission particulière qui lui avait été confiée s’accordait parfaitement à son génie. C’était l’organisation de la Terreur.

C’est ce genre de texte, probablement, qu’il faudrait écrire. Des écrits de combats, dans l’urgence, parce qu’on n’a plus le temps. Avec les risques du métier : la tête de Bernanos fut mise à prix par Franco, l’auteur dut s’enfuir de Majorque. Revenu en France, ce livre le brouille avec tous ses amis de l’Action Française (car Bernanos, en fait, arrive en Espagne avec plutôt un bon a priori pour Franco ; c’est la réalité qu’il observe là-bas qui le fait prendre le fascisme en horreur), il s’exile au Brésil avant même le début de la guerre, sous la menace et par haine de l’atmosphère de courbettes devant les violences fascistes et nazies. Il est l’un des premiers à envoyer un message de soutien à de Gaulle, après l’appel du 18 juin. Au sortir de la Seconde guerre, il revient en France, refuse la Légion d’honneur (« je n’ai jamais pu l’atteler à mon char », dit de Gaulle, dans sa prose pompeuse) et une place à l’Académie française (« quand je n’aurai plus que mon cul pour penser, j’irai l’asseoir à l’Académie », dit Bernanos, dans sa prose moins pompeuse).

Après cela, je fais le poème d’Ossip Mandelstam qu’on appelle souvent « Épigramme contre Staline ». Tant qu’on y est, donnons-le aussi en entier, dans la traduction d’Élisabeth Mouradian et Serge Venturini :

 Nous vivons sans sentir sous nos pieds le pays,
Nos paroles à dix pas ne sont même plus ouïes,
Et là où s’engage un début d’entretien, —
Là on se rappelle le montagnard du Kremlin.

Ses gros doigts sont gras comme des vers,
Ses mots comme des quintaux lourds sont précis.
Ses moustaches narguent comme des cafards,
Et tout le haut de ses bottes luit.

Une bande de chefs au cou grêle tourne autour de lui,
Et des services de ces ombres d’humains, il se réjouit.
L’un siffle, l’autre miaule, un autre gémit,
Il n’y a que lui qui désigne et punit.

Or, de décret en décret, comme des fers, il forge —
À qui au ventre, au front, à qui à l’œil, au sourcil.
Pour lui, ce qui n’est pas une exécution, est une fête.
Ainsi comme elle est large la poitrine de l’Ossète

Là aussi, je me dis : il faudrait lâcher des épigrammes comme celle-ci. Là aussi, on prend des risques : Mandelstam l’écrivit, à un moment où il était exclu de tout groupe littéraire et de toute publication envisageable, dans un cahier conservé ensuite par miracle. Quelques années après ce poème, il meurt au Goulag.

Et enfin, comme une apothéose, toujours en 3e, je propose un long extrait de la Modeste Proposition de Jonathan Swift. C’est un texte que j’avais adoré, jeune. Je ne sais pas si j’aurais osé le faire travailler aux élèves de moi-même, mais comme il est dans le manuel, pourquoi pas ? Vous savez, c’est ce texte qu’André Breton place en tout premier dans l’Anthologie de l’humour noir. Au moment d’une famine en Irlande, le narrateur fait la proposition suivante pour régler les problèmes économiques de ce pays : manger les bébés. Ceci est d’abord prouvé par un raisonnement économique assez proche de ceux que convoquent régulièrement les élites financières et politiques actuelles pour justifier qu’on gave les riches et qu’on saigne dans le même temps les pauvres. S’ensuivent une série de conseils de cuisson. Quand je le lisais autrefois, cela me faisait beaucoup rire, je le prenais pour une bonne bouffonnerie. Le relisant actuellement, je ne ris plus : je pense que c’est un texte profondément désespéré sur les justifications que les gouvernants trouvent toujours aux pires horreurs. Je dis cela au moment où Donald Trump envisage la déportation de deux millions de Gazaouis, suivant en cela des propositions des extrêmes-droites (pas seulement l’israélienne, mais aussi celles des relais fascistes du monde entier) depuis quinze mois. On fait souvent une lecture bien trop joyeuse de Swift. Lisez Les Voyages du Gulliver jusqu’au bout, vous verrez : la fin est désespérée.

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Non, ceci ne ressemble pas à ce que je mets d’habitude sous les articles titrés « Avancées », mais plutôt à ce qui se trouve habituellement dans les « Rêveries », et dernièrement dans les articles titrés ou sous-titrés « Dans tous les sens ». Mais à une époque où tout se mélange, comment tiendrais-je une ligne droite, se prétendant pure et ferme en dépit de tout ? On avance, mais tout nous rattrape, le réel s’accroche, nous tire en arrière.

J’ai tout de même avancé : beaucoup de poèmes plus libres, mais de meilleure qualité, me semble-t-il. Cela commence à prendre une forme liée, quelque chose comme un livre ou une section de livre. Plus simple, trop simple peut-être ; plus politique, trop politique peut-être. Non pas que je donnerais une quelconque injonction ou thèse : l’atmosphère y entre par tous les pores des vers, voilà tout. On utilise des mots, et tous les jours ces mots sont dévoyés ici ou là par telle brute épaisse ou tel costume hypocrite. Qu’on le veuille ou non, on en est tous réduits aux tirs de barrage. Reste à les coordonner.

Mes aventures de commande en librairie font que je n’ai rien reçu pour l’article du dimanche. Je songeais à faire un intermède sur Pierre Reverdy, que je relis actuellement. Finalement, je me replonge aussi dans les poésies verticales de Roberto Juarroz, et j’ai envie d’en dire deux mots. Peut-être un article mélangeant les deux, -mais ils n’ont rien à voir. En tout cas tous deux m’apaisent, m’offrent des directions plus larges, de plus vastes songes, comme dirait l’autre.

Je continue aussi Nedjma de Kateb Yacine. Pour couronner ces lectures, je lis aussi l’adaptation du Rapport de Brodeck par Manu Larcenet. Vraiment un superbe roman graphique. Tout à fait désespéré, lui aussi. On n’en sort pas. Encore peut-on être désespérés avec un certain panache. Ce sera déjà quelque chose.

3 réflexions sur “Avancées (7) : 5 février 2025

  1. J’avoue que je commence à souffrir de crises d’angoisse. Trump est en train de m’achever…il est trop proche de nous. Je ne puis croire qu’on ne pourra pas arrêter ce délire avant qu’il ne piétine la planète entière…

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      1. La puissance du mal est sans nulle doute celle de l’homme le plus riche du monde… lorsque l’argent n’apporte plus de satisfaction, le pouvoir de tout contrôler demeure tout ce qui l’accroche à cette vie. Il n’a plus d’âme, qu’un goût de tout avaler sans digérer. Trump est une marionnette pour lui. Bref, m’en vais me coucher en essayant de ne pas faire de cauchemars. Espérons que le monde se réveille et se soulève avant la fin.

        Je t’embrasse, toi au loin, mais si près.

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