Quand j’ai commencé ce journal d’avancées, j’étais comme à mon habitude : impulsif, cherchant une discipline mais aussi une pluralité, regardant des horizons divers. Il y avait la volonté de dégager du temps de travail pour l’écriture, et d’en rendre compte dans ces textes-ci ; d’un autre côté, la volonté de tenir une chronique hebdomadaire sur la poésie contemporaine de langue française ; d’un autre côté, le besoin de progresser sur des projets de longue haleine, en évitant les écueils de lourdeur et d’essoufflement qui caractérisent toutes mes tentatives quand elles dépassent la dixième page. Cela fait beaucoup.
Cette semaine, en termes professionnels, j’ai avancé sur une séquence concernant Les Mouches de Jean-Paul Sartre. Sans doute eussé-je dû choisir la facilité et refaire Antigone d’Anouilh ; cela m’aurait fait gagner du temps pour l’écriture ; mais si je commence à devenir un enseignant qui annone son cours, le même depuis un temps immémorial, sans rien y changer, l’enlisement se rapprocherait, et serait une menace non moins grande que la page blanche. Deux menaces relatives, deux menaces de privilégiés, probablement.
Je me replonge dans l’oeuvre de Friedrich Engels et Karl Marx, en tentant un nouvel angle d’attaque. J’avais tenté autrefois d’entrer par l’angle économique (contrairement aux apparences, j’ai fait un baccalauréat en sciences économiques et sociales, matière qui était de loin celle où je réussissais le mieux), mais c’était au-delà de mes compétences et de ma patience. J’ai ensuite tenté l’angle philosophique, avec la décennie des années 1840, mais la lassitude m’a vite prise. Je tente désormais d’entrer par l’angle des chroniques journalistiques, et force est de constater que cet angle, plus facile évidemment, est assez bon : j’ai ainsi lu quelques articles qu’ils ont consacrés, dans les années 1850, à la colonisation anglaise en Asie. Sous l’apparence de l’œuvre de circonstance, l’analyse politique est puissante. Ils écrivirent certes avec les informations partielles dont ils disposaient, et en intégrant les événements dans leurs propres réseaux d’analyse, mais posèrent les jalons d’analyse qui en vérité perdurent jusqu’à aujourd’hui. Le côté réjouissant de Marx journaliste est aussi son côté pamphlétaire : il tire à boulets rouges sur tout ce qui bouge.
Réfléchir sur l’œuvre d’Adrienne Rich me procura un bon moment. Il y a l’enthousiasme des premières rencontres, quand un auteur disposant d’une grande production arrive, par la traduction, dans un pays ; on sait, du moins on espère alors que d’autres traductions arriveront, on sent un horizon s’ouvrir. Quelques enthousiasmes de ce type : quand j’ai lu Marina Tsvetaeva pour la première fois, m’ouvrant sur le champ de « l’âge d’argent » russe ; puis Paterson de William Carlos Williams et l’entrée dans la poésie moderniste américaine de la même période ; quand j’ai lu mon premier Krasznahorkai.
Le 11 février est passé. C’est la date anniversaire du suicide de Sylvia Plath. J’ai posté, sur d’autres réseaux, la photo de Sylvia Plath en indiquant : « Nous sommes le 11 février. Je décrète l’hiver terminé ». Vu les quelques réactions, je crains de n’avoir pas été compris, pour la raison simple et valable que peu de gens, finalement, connaissent l’existence de Sylvia Plath. C’est évident. Le message était obscur. Certains jours, je me dis cela : tout ceci doit sembler à l’essentiel des lecteurs parfaitement obscur. Ces lecteurs passent en coup de vent et ne reviennent pas. Quant aux lecteurs éclairés, entre autres ceux qui suivent le monde de la poésie contemporaine, ils doivent trouver ceci bien trop simple, se demander pourquoi je me soucie d’être compréhensible pour le commun des mortels, ce qui pour beaucoup semble une tare, un signe impardonnable de compromission.
Je reviens là-dessus parce que, dans mes chroniques du dimanche, je m’interroge beaucoup sur ce que l’on cherche dans la lecture. Pourquoi lit-on ? Est-ce encore, comme on le pensait à l’école, pour acquérir du vocabulaire, mieux maîtriser la langue ? Ou pour se divertir, comme on le faisait adolescent en relisant encore et encore la même saga de fantasy ? Ou par goût de l’effort intellectuel, de la résolution d’énigmes avec les techniques qu’on apprit en études de lettres ? Ou par recherche d’un horizon, une volonté d’enthousiasme et de perte, d’explosion et de refondation du langage et de la pensée, comme on le sentit en entrant dans les premiers recueils qui marquèrent la sensibilité ? Ou par simple habitude, par une sorte de hobby qui fait qu’on classe les livres lus dans des listes comme d’autres classent les timbres-postes ? Parmi ces possibilités, et d’autres innombrables, on adhère consciemment plus à certaines qu’à d’autres, mais on entend ici ou là tel ou tel critique regarder ironiquement le peuple des lecteurs, se disant que nous vivons dans l’illusion, dans un romantisme mal digéré.
On écrit seul, on a des enthousiasmes, on rencontre des obstacles, on en rend compte, et après, tout de même, on se demande : est-ce que cela intéressera quelqu’un ? On se dit que ça n’a pas d’importance, puis que ça en a, on ne sait plus. Certains jours on ne sait plus pourquoi on a été enthousiaste, certains jours on ne sait plus comment on a pu avoir des doutes. On se demande ce qu’on attend de nous, puis on se rappelle que personne n’attend rien de nous.
Au milieu, il y a l’enthousiasme d’un enfant qui lit Le Seigneur des anneaux, le grand silence des élèves quand on travaille l’Épigramme contre Staline d’Ossip Mandelstam, les discussions pour terminer les qualités et défauts d’Ulysse dans l’Odyssée. J’ai reçu mon déguisement de Mario pour le carnaval du collège. On avance.
Vous rendez compte de vos lectures parce que vous êtes passionné , érudit,…Et aussi parce que vous avez encore l’âge des questions.
Il me semble que ce foisonnement formidable prépare le silence d’ensuite et l’œuvre qui prendra son temps.
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« Apprendre à penser, penser à vivre, vivre pour apprendre – avec une perspicacité, une compréhension et un amour toujours neufs » S. Plath
… « Je sens bien que ma vie ne sera pas vécue tant qu’il n’y aura pas des livres et histoires qui la feront vivre éternellement dans le temps » S. Plath
Clément, un jour votre propre livre sera abouti …
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Bonjour,
Vos avancées m’ont happée. Grâce à vous, ce soir j’ai appris un nouveau mot (aporie) et découvert Sylvia Plath. Merci à vous.
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