La poésie de Roberto Juarroz traverse la deuxième partie du XXe siècle comme une comète intranquille. Rarement une œuvre a-t-elle atteint un tel degré d’unité : un style unifié, dans une œuvre numérotée, disposée sous un même titre : Poésie verticale. Je le lis et le relis avec une attitude proche de celle que j’ai en regardant longuement une estampe japonaise : on se sent aspiré par le réel, sans qu’on sache si ce « réel » existe ou s’il est une illusion de notre esprit, après on se dit qu’il est sans doute les deux à la fois.
La forme aphoristique m’a toujours plu. René Char et Paul Celan sont deux influences majeures, revendiquées par l’auteur. Mais René Char manie l’aphorisme plutôt en prose, et Paul Celan s’en sert pour interroger le balbutiement, la déconstruction de la langue par elle-même et par les catastrophes historiques. Chez Roberto Juarroz, l’aphorisme avance dans la clarté : vocabulaire réduit, peu de références externes, peu de ruptures de syntaxe. Les paradoxes jaillissent naturellement, sans s’accompagner d’une structure paradoxale. Cela participe de sa réussite : l’apparence de simplicité fait tomber dans les abîmes, ou remonter vers les cimes, ce qui revient au même. Qu’on descende ou qu’on monte, c’est vertical, et on finit toujours au même point, qui est aussi le commencement.
La référence philosophique majeure est Martin Heidegger ; mais l’avantage de la poésie de Juarroz est d’évacuer au second plan la démonstration (souvent interminable et verbeuse chez Heidegger) et le contenu historique (le fait que le philosophe allemand se soit arrimé au nazisme). Il m’a toujours semblé qu’une pensée comme celle de Heidegger, qui affirma tant la place essentielle de la poésie, eût dû être un poème ; peut-être d’ailleurs considérait-il nombre de ses passages comme des poèmes, puisqu’il récusa lui-même le terme de « philosophie » pour qualifier son œuvre, préférant celui de « pensée », celle-ci n’étant donc pas séparée de la poésie, comme chez les présocratiques. Peut-être le rôle positif de Martin Heidegger fut-il celui d’encouragement aux poètes : à l’ère de la Destrukion, terme heideggerien que Derrida traduisit par « déconstruction », avec le succès qu’on sait, le rôle des poètes devient celui d’une quête à l’intérieur du langage pour refonder un sens, voire une unité, via la méditation sur l’existence. (Je prends le temps de parler de cela, car Juarroz cite ce problème poésie-philosophie dans son essai « Poésie et Réalité ».) Le poète argentin reprend à son compte ce programme, comme Yves Bonnefoy et Philippe Jaccottet le firent en France, chacun avec leurs poétiques si différentes, et en construisant des œuvres qui ne se limitent évidemment pas à ce « programme », inspiration parmi d’autres.
La philosophie existentielle, la question de l’être, l’angoisse face à la mort, la « présence », tout ceci fonctionne en toile de fond. Le cœur de la poétique de Roberto Juarroz est plutôt lié aux koân zen et aux apologues hassidiques, qu’il cite abondamment dans ses essais. La versification se fait alors discrète, cherchant à mettre en relief le contenu méditatif. Les rythmes s’arriment également à cette plongée dans les paradoxes, la quête d’un sens.
Cela explique probablement ma première impression en lisant Roberto Juarroz : m’est immédiatement venue l’idée qu’il produisait la poésie la plus proche du silence. Cette poésie, d’apparence à la fois minimaliste et vigoureuse, est toute en concentration, en intériorité. On pourrait la comparer à un ciel : claire, évidente, lumineuse, et pourtant sans fin, profonde comme l’air. Chaque poème, court, offre une respiration. Poésie verticale à la fois parce qu’on a l’impression d’y monter (ou d’y descendre) vers un sens, mais aussi tout simplement parce qu’elle descend sur la page. Le sens n’est pas derrière le texte, il est là, sur la page, il n’y a rien d’autre, -mais c’est déjà tout.
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D’un point de vue purement matériel : il est appréciable de lire Roberto Juarroz en recueil complet. J’ai peu apprécié l’anthologie qu’on trouve chez Points/Poésie. L’édition des tomes I, II, III, IV et XI dans un volume de Poésie/Gallimard (trad. Fernand Verhesen) est plus agréable. Les unités de recueil sont en effet fortes, le livre de poèmes se conçoit comme un geste. Néanmoins, les éditions séparées, particulièrement celles proposées chez José Corti, ont l’avantage de présenter à chaque fois un texte par page. Il faudrait vérifier les éditions originales, mais il me semble que cela a du sens. On regrette donc l’inexistence à ce jour d’un volume complet contenant les quinze tomes, dans une édition de type Quarto/Gallimard. Cela tiendrait largement, et pourrait même être accompagné de quelques essais, -l’édition Gallimard a aussi cet avantage de présenter en fin de volume l’essai « Poésie et Réalité », à mon avis essentiel.
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Dans l’essai cité, il y a un passage sur la vanité de la critique. Roberto Juarroz y affirme que la réponse à un poème devrait être un poème, ou une conversion. Le poème appelle à la poésie, ou au silence, probablement aux deux à la fois. Une critique intellectualiste français répondrait, à la suite de Roland Barthes, que la critique a aussi une dimension créative, -mais sans doute bien faible au regard des exigences que Juarroz impose à cette notion de « création ». (On ne sort pas du vocabulaire religieux.) Les poètes contemporains français, qui manient aussi la critique, parfois d’ailleurs plus que la poésie elle-même, diraient que la critique permet de saisir des idées, des formes, des inspirations pour la création personnelle. La critique et l’essai comme antichambre du poème. Roberto Juarroz ayant lui-même écrit des essais, où il manie lui-même l’appréciation des œuvres d’autrui, on peut se sentir libres, -mais en gardant en tête l’exigence créative, ce besoin de « verticalité » (qu’on monte ou qu’on descende, -je le répète pour qu’on évite d’y voir un simple rapport à la transcendance). Ainsi se poser devant une œuvre, poème ou estampe ou autre, permet ce moment d’ouverture silencieuse. On fait signe vers autre chose que le texte. Mais cet « autre chose » se trouve aussi déjà dans le texte.
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Roberto Juarroz est désormais connu, mais certes pas du grand public. Aussi, je terminerai cet article par le commencement, c’est-à-dire le premier poème du premier recueil du poète, dans la traduction de Fernand Verhesen. Ainsi, peut-être, cela permettra-t-il l’envoi vers l’œuvre, celui que désirent toutes les critiques.
Je ne sais si tout est dieu.
Je ne sais si quelque chose est dieu.
Mais toute parole nomme dieu :
soulier, grève, cœur, autobus.
Et davantage
autobus incendié,
soulier vieux,
grève générale,
cœur près des ruines.
Et plus encore
autobus sans homme,
soulier sans semelle,
grève générale des morts,
cœur dans les ruines de l’air.
Et plus encore
autobus immobile pour dieux,
soulier pour marcher sur les paroles,
grève des morts aux vêtements usés,
cœur au sang de ruine.
Et davantage.
Mais il n’importe.
J’ai déjà cessé de prier.
Je vais chercher maintenant le dos de dieu.
J’aime profondément Juarroz, Bonnefoy et Jaccottet. Merci pour cette magnifique lecture dominicale.
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