Samuel Beckett : laconique iconique ; iconique iconoclaste ; iconoclaste ironique.
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Dans le brouillard de Seyssel,
on voit à peine le Rhône.
Le temps passe. Avec de gros
barrages au long de son cours.
Le barrage est un cheval de Troie.
Au bord du fleuve les autres routes :
rails, départementale, chemin de ballade.
La vie comme une estampe.
Un passant passe, perdu peut-être,
cherchant une phrase pour dire
sa perte ou ses retrouvailles.
Ou alors se dit-il que perdre et
retrouver sont choses semblables.
Il regarde l’eau du nuage et l’eau de l’eau,
en cultivant l’art de ne rien faire.
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J’allais me demander pourquoi ma séquence de 3e sur Les Mouches de Sartre se passe beaucoup mieux que celle de l’année dernière sur Antigone d’Anouilh. La réponse est pourtant simple : c’est parce que la pièce est bien meilleure. Elle l’est d’un point de vue dramaturgique et philosophique, mais on a tendance à considérer qu’Antigone est plus simple, plus agréable pour des 3e. C’est faux. La plupart aiment la pièce parce qu’on la leur présente comme une pièce appelant à la résistance, ce que la pièce d’Anouilh n’est pas du tout, avec son Antigone en pleine crise d’adolescence, qui veut juste mourir et faire un éclat avant, et se répand en jérémiades. Si Antigone a été conçue comme une pièce appelant à la résistance (ce dont on peut sérieusement douter), c’est raté. Le personnage de Sophocle a autrement plus de prestance et de conscience politique. Sartre a lui aussi indiqué après coup que sa pièce était un appel à la résistance, ce dont on peut aussi douter, mais qui est néanmoins plus plausible : Sartre a été un résistant tardif, mais un résistant tout de même, -mais surtout, son personnage d’Oreste a bien plus de consistance. Oreste commence adolescent et termine adulte. C’est Électre qui reste adolescente. Oreste, lui, perçoit le grand néant et choisit d’assumer, puis de sortir au grand jour pour affronter la foule déchaînée. Le meurtre des usurpateurs ne suscite finalement plus aucun remords : la justification de l’acte politique est totale. Cet écart entre Sartre et Anouilh, on peut le percevoir en lisant Tu étais si gentil quand tu étais petit. Anouilh reprend, dans cette pièce, l’histoire d’Oreste. La pièce est nulle. Oreste est un adolescent stupide, Clytemnestre une cougar de la Côte d’Azur, tout est kitsch et ridicule. Je ne suis pas certain d’aimer Sartre (je veux dire par là : l’oeuvre de Sartre dans son ensemble), beaucoup de choses m’ont laissé indifférent, certains passages m’ont fait plisser les sourcils, mais Les Mouches me semble une grande pièce, ou du moins, son Oreste me semble un grand personnage.
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Chez Euripide, Oreste obéit aux dieux. Les Érynnies le poursuivent, les dieux font son procès, et il est finalement acquitté. Chez Sartre, Oreste désobéit aux dieux. Les Érynnies le poursuivent, Jupiter vient le tourmenter, mais il se détache de tout cela, s’acquitte lui-même. Malgré toutes les horreurs qui précèdent, les deux ont un horizon. Chez les Grecs, on le sait : Oreste s’en va, enlève Hermione en Épire, est heureux et a beaucoup d’enfants. (Racine est le seul qui imagine Hermione et Oreste mal finir.) Électre, quant à elle, épouse Pylade, est heureuse et a beaucoup d’enfants. Chez Sartre, Oreste sort au grand jour (il sort de la caverne, oui la référence est un peu grosse), il quitte la ville avec les mouches, on suppose que la suite est la même que chez les Grecs. Happy end. Les tragédies finissent bien.
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