Depuis que j’ai commencé à lire de la poésie, c’est-à-dire quand j’avais quinze ans, c’est-à-dire il y a quinze ans, ma ligne dominante de lecture a été l’élargissement perpétuel. Je me souviens, peu après mon retour en France (j’avais seize ans et revenais de six mois en Allemagne), d’avoir pris en librairie un livre de Marina Tsvetaeva et un autre de Mahmoud Darwich, sans connaître aucunement ces deux auteurs, mais sous le simple prétexte que je n’avais à l’époque jamais lu de poésie russe ni de poésie en langue arabe. Ce furent deux rencontres essentielles. Aussi, j’ai continué de vouer mes rencontres essentielles au hasard : je me dirige plus volontiers vers ce que je ne connais pas, ou ce qui paraît lointain, ou ce qui est en complète contradiction avec mes opinions. (Ainsi ai-je lu, en politique, essentiellement des écrivains très éloignés de mes avis). Cela fait que, d’un point de vue extérieur, je n’ai aucune ligne, -les lecteurs doivent me trouver bordélique, contradictoire, -et c’est d’ailleurs pourquoi j’ai, dans l’ensemble, renoncer à convaincre un éditeur de me publier, car tout ce que j’écris, jusqu’à ce jour, ne fait pas un livre. Mais je m’éloigne, comme toujours, de mon sujet, -si sujet il y a.
Me résolvant, avec Anaïs, à héberger un site sous WordPress, je commençai donc par lire des poètes et des internautes tout à fait éloignés de mes propres recherches, en poésie comme en pensée. Je crois même pouvoir dire que je préfère les écrivains éloignés de moi. En bon moraliste, Bourdieu dit que c’est lié au fait qu’on est toujours énervé par ceux qui sont proches de nous dans un champ, qu’inconsciemment on cherche à s’imposer. Peut-être. Je suis aussi lecteur de Tchouang-tseu, aussi, désormais, « m’imposer dans un champ », je n’en ai rien foutre, -du moins en conscience, et que chacun fasse ses plans sur les comètes de l’inconscience. Quand j’ai commencé à apprécier l’œuvre de Pierre Vinclair et tout ce qui tourne autour de la revue Catastrophes, c’est justement parce que cela n’avait rien à voir avec mes propres opinions sur la poésie et ma propre pratique. Par exemple, je me force à compter les syllabes dans les poèmes contemporains (et je le fais avec rigueur, les longues études littéraires aidant), mais, en toute vérité, je n’en ai un peu rien à faire. Même quand je travaillais, en master, sur des sonnettistes du XVIe siècle, c’était les thèmes qui m’intéressaient. Qu’ont-ils à dire de l’amour, de l’espace, du sentiment, de leur siècle ? Aujourd’hui, quand on regarde mes chroniques et mes partages numériques, on doit penser que je suis lié avec la part de la poésie contemporaine qui attache une importance capitale au travail du vers -puisque j’écris sur Pierre Vinclair et sur les auteurs qu’il publie dans la collection S!ng du Corridor bleu, et partage régulièrement les articles de la revue Catastrophes-, mais justement je travaille cette part parce qu’elle m’est exotique, que j’ai cherché à comprendre cette manière d’aborder la langue qui n’était pas du tout la mienne, et parce que j’ai admiré toutes ces œuvres (et certaines sont des œuvres qui me semblent d’une très grande portée) de loin, comme un critique, c’est-à-dire quelqu’un qui doit constituer un objet, plus le décortiquer, l’analyser, faire un travail dialectique lui permettant de progresser. Et, vraiment, même en écrivant des choses très différentes de celles que je commente ici, je peux dire ce fait paradoxal : j’écris mieux depuis que je les analyse, justement parce qu’elles m’obligent à un travail de compréhension de faits poétiques qui m’échappaient.
Cette longue introduction pour en venir au fait : dans l’œuvre de Christophe Condello, Théorème de l’inachèvement, je me sens chez moi. C’est très exactement la poésie que j’ai toujours aimé lire et toujours voulu écrire. Le plaisir de lecture a été grand parce que, depuis plusieurs années, je ne lis plus beaucoup de poésie comme celle-ci : à chaque fois qu’apparaît un « nous », des verbes au futur, la proposition d’un horizon meilleur par les mots, il m’a semblé que les auteurs récemment lus se laissaient aller, reprenaient des clichés. Ce n’est pas du tout le cas chez Christophe Condello. J’ai essayé de comprendre pourquoi. Je n’y suis pas entièrement parvenu. Dès le premier poème, j’étais happé.
Notre histoire
ira dans le cœur
de l’histoire
ton héritage
qui se perpétuera
dans nos regards démesurés
nous ressuscitera
ce sera l’été
il y aura des fleurs
plus de coups sans soleil
les étoiles nous déshabilleront
jusqu’à l’os
nos murmures extasiés
recommenceront sans cesse
le ciel
de ta persistance
Le titre du recueil n’est pas à prendre comme restrictif : « théorème » ne signifie pas l’application d’une méthode, mais l’ouverture de possibilités ; l’inachèvement ne crée pas d’angoisse, c’est plutôt l’indice d’un sentier ouvert, d’une marche qui continue. Dès le premier poème est annoncée une communauté, une résurrection, un été, un héritage, une persistance. C’est le rêve d’un autre monde, celui d’un horizon qui sorte de cette époque grise.
L’apparition de la deuxième personne, dans les poèmes suivants, suggère l’existence d’un couple. Des tremblements et des angoisses surgissent. Tout s’inverse et se reverse. Un poème se passe dans « une terre en friche », puis surgissent des arbres au premier vers du poème suivant. Le poème suivant évoque la disparition. Un poème évoque le silence, le suivant évoque « des paroles incandescentes ». Et ainsi de suite : le recommencement se fait perpétuel, inachevable. Parfois ce mouvement se fait dans la suite des vers : « Nous ramasserons nos désordres / laisserons les clochers / rythmer notre solitude » (après le deuxième vers, on croit à un abandon des clochers, qui au troisième vers redeviennent compagnons) ; « Quelque chose a créé un mouvement / sur l’inertie / flotte un drap de lumière » (on croit que les deux premiers vers vont ensemble, mais à la lecture du troisième, on comprend que le premier est détaché et que ce sont en fait les deux suivants qui fonctionnent syntaxiquement ensemble).
Des scènes se profilent, tantôt claires et tantôt obscures. Comme souvent, on ne distingue pas réellement qui parle à qui, on fait des hypothèses. C’est peu à peu qu’on comprend que ce recueil est un tombeau : est évoquée la maladie, puis l’enterrement. L’ami mort est visiblement un poète dont les mots continuent de résonner pour ses lecteurs, dont l’auteur du livre. Ainsi la violence du deuil est-elle toujours elliptique, bien plus adoucie que dans deux autres livres de deuil chroniqués cette année : Perdre Claire de Camille Ruiz et Chasse-ténèbres de Xavier Makowski. Deuil nécessairement plus doux, car l’ami poète continue de vivre par ses mots. L’héritage se poursuit, un autre poète prendre sa relève, -sans doute le poète ne voudrait-il pas qu’on le pleure, mais qu’on le lise et qu’on perpétue la parole poétique.
Avec la citation de Leonard Cohen en exergue de la première partie, puis une deuxième partie intitulée « Jérusalem » (thème récurrent chez Cohen), on aurait envie de considérer que ce poète mort est Cohen lui-même. Mais les hypothèses éclatent, puisque le « tu » redevient ensuite la personne aimée et présente. On ne saurait voir dans le livre une narration, plutôt un labyrinthe. Passé, présent et futur n’y font qu’un. Une hypothèse jaillit, puis disparaît, comme tout ce qui se profile dans le poème. « nos paradoxes à la source / du vertige ». Le thème de l’hiver, lié aussi à celui de Jérusalem (2e partie), nous incite nécessairement, à nous lecteurs de 2025, à y voir de lointaines et elliptiques références à la violence terrible qui se poursuit. « A la pointe de nos cils / une muraille pleure ».
L’espoir d’un printemps revient. La section « Vous » (3e) commence par des incertitudes.
Quittons-nous
un jour ce cœur
vêtu de siècles
les yeux désengorgés
par la lumière
inaugurerons-nous
la règle du désordre
les constellations du souvenir
Puis soudain « l’histoire se réchauffe », « nous habiterons pour toujours / un pays en été ». La quatrième partie, « Fleurs de givre », fait la synthèse de ces deux états. Je me suis déjà beaucoup étendu, parce que j’ai pris un grand plaisir à cette lecture, aussi je coupe court à ma rêverie. Je dirai juste ceci, qui paraîtra simple mais ne l’est pas : ce livre est plein de belles choses. C’est beaucoup. Je termine par cette synthèse qui n’en est pas une, puisque la synthèse, on l’aura compris, est un théorème inachevable :
Les fleurs de givre
ne sont qu’apparence
telle une île chaude
où s’évader
semble possible
à genou nos prières
pataugent
en toute direction
comme un théorème
inachevé
Christophe Condello. Théorème de l’inachèvement. Montréal, Pierre Turcotte Éditeur, Collection Magma Poésie, 2025, 141 p.
Merci beaucoup à Christophe Condello pour l’envoi du livre.
Grand merci cher Clément pour cette chronique éclairée. Vos mots me touchent et font résonner ma poésie un peu plus loin. Merci.
J’aimeAimé par 3 personnes