On croit parfois pouvoir mettre de l’ordre dans son esprit. L’autre jour, je disais ainsi : « il faut que je range mon cerveau », suscitant la surprise de ma première fille : « ranger son cerveau ? » J’ai essayé une explication, qui s’est embourbée. On se dit que la maison rangée, le travail terminé, le corps reposé, on pourra réfléchir, -mais la maison se dérange, le travail ne se termine pas, le corps ne se repose pas, et si tout ceci était fait, on n’aurait ni la volonté ni l’intérêt de réfléchir. Il n’y a pas une pensée qu’on aurait dans un moment de repos, et une pensée qu’on aurait dans le flux de l’affairement : tout vient en même temps, dans la confusion. L’écriture donne une impression d’ordre à cet esprit, mais c’est une illusion propre à elle. On a appris à faire s’enchaîner les idées par des connecteurs logiques. Même quand il y a rupture, cela n’y paraît pas : il faut l’œil du savant pour le voir. Ainsi un journal donne-t-il l’impression d’un esprit qui avance vers un but, de même qu’une phrase donne l’impression de mots qui vont vers un point.
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Je commençais le texte du mercredi précédent par « ça n’avance pas », et conjurais ensuite le sort en enchaînant une brève musicale, une réflexion sur un aphorisme d’Adorno et une chronique de poésie du dimanche. L’aspect extérieur peut sembler celui d’une avancée, mais je ressens plutôt l’enlisement. Cela pour une raison très simple : les poèmes n’avancent pas. Rien ne s’inscrit dans la durée, je ne prends plus de plaisir au bout d’une série de cinq textes, tout part dans tous les sens, sans unité ni mesure, toujours sans construction possible de quelque chose qui ressemble à un livre.
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Il m’a semblé, pour le livre de Sandra Moussempès, écrire ma chronique à la va-vite. J’étais chez mes parents pour l’anniversaire de J., et j’avais envie d’autre chose que d’écrire, alors j’ai expédié cela. Lors des partages sur les réseaux, cela doit être un des textes de cette chronique qui a reçu le plus d’éloges, y compris de l’autrice elle-même. Mes proches ont soupiré quand j’ai noté avec ironie (ce n’est pas la première fois) que ce sont mes textes les plus rapidement écrits qui plaisent le plus. Dès que je prends le temps de réfléchir plus profondément et de ciseler un tant soit peu les phrases, le silence règne à la réception. Cela revient à mon impossibilité d’écrire un livre : dès que je songe à une composition, tout s’effondre. Là-dessus, je pourrais enchaîner avec des pages et des pages sur mes incomplétudes artistiques, comme j’en ai écrit des dizaines depuis mes quinze ans, mais j’ai pitié du lecteur. A force de taper sur les murs, une brique finira peut-être par tomber.
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Vu La Folie Almayer de Chantal Akerman et fus agréablement surpris : je ne connaissais pas l’existence de ce film et le découvris en flânant sur le site d’Arte. Elle a bien retranscrit l’ambiance conradienne : l’avant-poste colonial hideux où un homme médiocre sombre dans la folie. Le montage est très réussi. Elle choisit de faire jouer ses acteurs en retenue, presque à la Bresson, ce qui explique, je pense, le peu de succès du film ; cela ne m’a pas gêné. Beaucoup de plans sont splendides. Regardé ensuite Je tu il elle, qui m’a endormi (Julie déplace ses meubles dans sa chambre pendant les trente premières minutes). Au premier réveil, un camionneur joué par Niels Arestup tenait un monologue sur sa misérable vie sexuelle. Au deuxième réveil, Chantal Akerman (qui joue le personnage principal) faisait l’amour avec une autre femme pendant les quinze dernières minutes du film. Ce film-ci a désormais une certaine renommée, par son aspect expérimental et surtout son large coup d’avance (1974) sur la question de la virilité toxique et dans le domaine du cinéma queer. Deux films, deux expériences.
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Je lis Orlando de Virginia Woolf. C’est formidable. J’ai beaucoup lu Woolf, du moins en ai-je l’impression. Finalement, je l’ai beaucoup respectée, sans avoir pour elle l’attachement que je pouvais éprouver pour d’autres de mes « écrivains préférés » (en vrac : Krasznahorkai, Kertész, Yourcenar, William Carlos Williams, Tsvetaeva…), sauf dans son Journal et dans la partie centrale de Vers le phare. Là, je suis pleinement, totalement dans l’œuvre. Qu’est-ce que cela veut dire, cette notion d’attachement pour une figure d’auteur ? Je ne sais pas. Il y a un moment où vous lisez un livre, et un sentiment se crée que vous avez une proximité d’esprit avec la personne qui a écrit. Non pas que vous vous sentiez son égal, mais vous voyez que sa pensée ou sa vision ou sa phrase traduit quelque chose que vous avez profondément senti, sans vouloir ou pouvoir le mettre par écrit. A cela, sans doute, servent les artistes.
Quelle aventure, en quelques épisodes :
Réfléchir, avancer, lentement ou rapidement, chercher, découvrir et finalement entrer dans la proximité de l’artiste, l’habiter presque comme soi-même. Ce que l’on croyait au début le plus proche (son cerveau) paraît maintenant à distance d’inconnu.
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