Minima Moralia, 2

Le deuxième aphorisme des Minima Moralia de Theodor W. Adorno se centre sur le thème de la famille. Cela poursuit, nuance et développe une idée du premier aphorisme : Adorno avait alors présenté un personnage conceptuel, « l’intellectuel issu d’une famille aisée », qui s’est séparé des valeurs familiales bourgeoises. Le moraliste continue de haïr ces valeurs bourgeoises, mais il place cette haine dans un cadre sans naïveté ni innocente : il montre que cette séparation a elle aussi ses racines négatives, sa réintégration dans l’ordre d’un système de contrôle mutilant.

Il y a en vérité trois moments dans cet aphorisme. Tout d’abord, un constat générationnel, que sa génération et la suivante se sont sentis adultes très tôt, beaucoup plus rationnels que leurs parents, et que cela a entraîné une forme de mépris aigu pour ces parents, remplaçant la peur et le respect qui semblaient être celles des générations précédentes. Ensuite, une réflexion plus générale sur le statut de parasite que les sociétés fascistes et capitalistes attribuent aux vieux, rendu violemment visible par l’assassinat systématiques des personnes âgées par les nazis ; ces deux idéologies, valorisant la jeunesse et la force, inversent le rapport traditionnel aux anciens. Enfin, Adorno constate qu’à la séparation de l’intellectuel qui récuse les valeurs bourgeoises de sa famille correspond une séparation négative, celle de l’individu (qu’on pourrait qualifier de « bourgeois libéral ») qui se sépare de sa famille pour ne plus en subir le poids moral et s’intégrer plus efficacement dans les rouages capitalistes ou fascistes.

Comme tous les autres aphorismes, il faut éviter de le lire trop vite, de croire que l’atmosphère mélancolique de la fin est celle d’un « c’était mieux avant » et les récriminations du début un « les jeunes n’ont plus de respect ». Ces deux lectures sont rendus impossibles par le mépris complet des valeurs familiales bourgeoises qui ont été celle de sa propre enfance, qu’il étend à toute sa génération. Par ailleurs, si la jeune génération semble ne plus ressentir le même respect pour l’ancienne, c’est parce que l’ancienne marque par ses lamentables échecs : la jeune génération cherche à se montrer plus rationnelle, moins rêveuse que le devraient être les jeunes personnes, parce que les anciens n’ont rien empêché des désastres du XXe siècle. (Le même constat de tension générationnelle pourrait être fait aujourd’hui en lien avec l’échec de l’empêchement du réchauffement climatique.)

Finalement, la destruction de la structure familiale, qu’Adorno observa aux débuts de l’Allemagne nazie puis dans le monde capitaliste états-unien, n’est pas forcément montrée comme une mauvaise chose. On en a compris, dans le premier aphorisme, une certaine nécessité. Néanmoins, Adorno observe que l’abandon de cette structure disciplinaire qu’était la famille fait entrer l’individu non pas dans la liberté, mais dans la société de contrôle. J’utilise les termes discipline et contrôle en lien avec l’article bien connu de Gilles Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle. « Ce qu’on entend par crise des institutions, c’est l’installation progressive et dispersée d’un nouveau régime de domination ». Le regret final d’Adorno est celui-ci : il est possible que les sociétés de contrôle finissent par être plus violentes que les sociétés de discipline, qu’on finisse, avec une terrible mauvaise conscience, par regretter une ancienne domination, parce que la nouvelle domination est encore pire. Ce cercle vicieux, c’est celui dans lequel entra aussi Pier Paolo Pasolini dans ses Écrits corsaire. Celui qui n’y entra pas, c’est Deleuze, dont la position est plutôt celle de l’action militante : « Il n’y a pas lieu de craindre ou d’espérer, mais de chercher de nouvelles armes. »

**

Gilles Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle : http://1libertaire.free.fr/DeleuzeBrochure02.pdf

**

N. B. : Comme je l’ai indiqué dans le premier article de cette série, je choisis volontairement d’actualiser le texte adornien. Aussi, ceci n’est pas exactement un commentaire. Je relis en vérité Adorno à l’aune des obsessions de nos années 20, et sous un angle deleuzien, considérant qu’une part substantielle de la pensée de Deleuze était déjà présente chez Adorno.

Le texte d’Adorno est lu dans la traduction d’Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmira, chez Payot.

Laisser un commentaire