Poésie du dimanche (18) : Laurent Albarracin, « Le Message réisophique ».

Il faudrait peut-être que je justifie le fait de traiter ce livre dans une chronique consacrée à la poésie. Ou peut-être pas. Le fait qu’il ait été écrit par un poète n’est sans doute pas suffisant : ainsi ai-je vu dans plusieurs librairies un livre de Natsume Sôseki, Petit Maître, classé en poésie alors qu’il s’agit de toute évidence d’un roman. Le classement numéroté des aphorismes poétiques évoque Feuillets d’Hypnos de René Char, mais avec une unité construite autour d’une fiction borgésienne : la communauté de Réisophes qui aurait écrit ces textes. Le corpus est néanmoins incertain : la note liminaire énumère les questions et refuse apparemment tout « projet », comme on dit dans le monde éditorial. Il y a des éléments de parodie philosophique, quelque chose qu’on pourrait appeler « blague post-heideggerienne », cette expression sonnant elle-même comme une blague. Certains passages appartiennent plus nettement à la poésie en prose : ainsi des sections 89 et 90, petits récits comme la tradition du poème en prose nous en a fourni en nombre. D’autres sont des maximes paradoxales, comme « Les côtés du carré bêchent un jardin gardé : son hors intérieur ». Tout ceci est impliqué par ce qu’on peut finalement et paradoxalement appeler « projet », à savoir proposer le corpus fragmentaire et à la composition incertaine d’une philosophie imaginaire. De même que Char, mais avec des motifs très différents, Albarracin recrée des fragments, -le paradoxe étant celui que le fragment fut subi par les anciens (Héraclite n’a pas écrit de fragments), alors que le (post)moderne retourne à l’archaïque avec cette forme active.

J’aime quand une forme est créée pour échapper aux formes préétablies, quand ça fuit de partout. Une bonne partie des sections propose une variation sur le koân zen. Il faudrait écrire une thèse là-dessus : « La pratique du kôan dans la poésie contemporaine française ». Si un universitaire habilité à diriger les recherches en Lettres passe par là, je suis votre homme. « L’essaim d’abeilles : moitié fétiche, moitié aiguilles. » Quel rapport devons-nous construire à cette phrase ? Différentes postures de lecteur existent : celui qui trouve que cela ne veut rien dire, et s’en trouve gêné ; celui qui trouve le livre très intéressant mais passe rapidement sur plusieurs aphorismes, dont celui-ci ; celui qui trouve que cela veut tout dire, et trouve cela formidable ; parmi ce dernier existent des bifurcations : c’est bien parce que cela fait éclater les attendus de sens, c’est bien parce qu’il faut créer hors des sens préétablis, etc. ; et puis, il y a le lecteur qui fait son intéressant en évoquant toutes les postures de lecture possibles. Dans tous les cas, on vole sur les ailes de l’abeille, c’est-à-dire la fragilité qui pique. Et comme, « la fragilité qui pique », ce pourrait être une définition de la poésie (mi-fétiche, mi-aiguille, elle aussi), on a le lecteur métapoétique qui vient boucler la boucle, alors qu’il ferait peut-être mieux de la boucler.

Les Réisophes travaillent les objets. Le message réisophique n’est cependant pas un propos descriptif (à la Ponge, pour faire vite), ni même uniquement une réflexion sur l’objet comme phénomène (les références à la phénoménologie sont nombreuses, tantôt sérieuses, tantôt légères), mais plutôt, dans un certain nombre de sections, un travail de l’éclatement des objets. Assiettes, chaises, couteaux sont pelés, démontés et remontés sans suivre le guide de montage fourni par le supermarché. Dans d’autres sections, l’objet est posé là comme un mystère : « L’assiette est calme parce qu’elle jouit comme matériellement de son aura ». Dans d’autres, la réflexion est plus enlevée : « On n’attrape une chose qu’en la faisant d’abord vivante et inattrapable. On ne saisit vraiment une chose qu’en la déréifiant ». Les modes d’écriture (je ne les épuise pas ici) se chevauchent les uns les autres, créent différentes lignes de lecture enchevêtrées.

Finalement, on pourrait parler concernant ce livre d’une fragmentation totale. Il s’agit non pas d’un simple jeu, malgré la dimension ludique, ni d’une simple fiction borgésienne (la section 200 l’est à elle seule), ni d’une simple explosion, mais d’une explosion qui réaffirme la vitalité d’une tradition. J’ai mentionné les présocratiques, Borgès ; s’ajoute aussi la figure de Lautréamont et de la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie, les différents termes de cette citation se retrouvant épars dans le livre, en forme de clins d’œil labyrinthiques ; Gertrude Stein est également explicitement citée, et annoncée auparavant par la mention des « tautologues » que sont parfois les Réisophes. Dans les notes de bas de page sont parfois cités des poètes contemporains (Guillaume Contré, Jean-Charles Pichon, Julien Boutonnier, Cécile A. Holban…). Il s’agit, souterrainement, de remodeler l’histoire poétique, avec le sérieux qu’on avait au jeu, étant enfant.

Ceci amène à une dernière remarque : l’absence de l’auteur, derrière les différentes branches de la Réisophie, entraîne non pas un travail impersonnel, dans un des sens possibles de la « mort de l’auteur », mais plutôt une dimension collective. Si chaque poète revendique de tracer sa route, le travail collectif est bien en germe dans de nombreux pans de la poésie contemporaine en France. C’était cela qu’incarnait la revue Catastrophes, que co-dirigeait Laurent Albarracin, et dont le dernier numéro a récemment paru. L’occasion, en mot de la fin, de rendre hommage à cette aventure.

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