Le huitième aphorisme des Minima Moralia dérangera toute personne qui s’occupe d’affaires intellectuelles, si cette expression n’est pas trop vague ni trop pompeuse. Le propos vise tous ceux qui produisent des écrits : eux, vous, moi, les assis comme les outsiders. Il s’attaque au processus d’avilissement, ou tout au moins d’affaissement, qui guette tout écrivant. Pour plusieurs raisons égrenées dans l’aphorisme, nous avons tendance à rogner sur les exigences, à produire des textes de plus en plus mauvais.
Une première raison est le besoin de considération hors des cercles intellectuels : nous voulons un succès auprès du grand public, donc nous rendons la forme plus lisse, plus adéquate à ce que nous pensons être les capacités de réception des gens du commun.
Une deuxième raison est qu’un penseur n’a plus le loisir d’être uniquement un penseur : il a « mille occupations à l’esprit » (dossiers universitaires ; compte en banque à remplir ; dîners mondains ; ménage et tâches administratives ; etc.), qui font qu’il doit parfois tronçonner sa pensée pour rendre l’article ou le livre à temps, et l’empêchent de toute façon de penser et écrire en toute sérénité.
Une troisième raison est le conformisme : même quand on veut s’en éloigner, c’est qu’on se sent happé par lui ; il y a des tournures de phrase et d’esprit qu’on trouve immondes, mais à force de les entendre, on s’y habitue, les utilise sans s’en rendre compte.
Une quatrième raison est plus profonde : pour vouloir un monde intellectuel raisonné et émancipateur, il faut rêver d’un monde social raisonné et émancipateur. Dans une incise, Adorno précise « on se demande qui pourrait encore lui faire confiance les yeux fermés ». On sent qu’il a en tête ce qu’il appelle ailleurs « l’échec des Lumières », le fait que l’idéal émancipateur produit par les intellectuels européens depuis des siècles ait mené aux désastres du XXe siècle. Si on a plus la croyance en un monde meilleur socialement, à quoi bon proposer un monde intellectuel autre que celui qui existe actuellement?
La fin du paragraphe revient au début et résume les raisons précédentes. L’intellectuel a besoin d’argent, il finit donc par écrire les « torchons » qu’il réprouvait dans sa jeunesse. On commence avec des ambitions intellectuelles, on finit par écrire dans Le Point. Il se convainc alors qu’il fait ça par humanisme, pour parler aux masses, vulgariser, ne pas être élitiste. Il fait de ses faiblesses intellectuelles une prétendue force morale. (Michel Onfray.) Il « se précipite dans un enfer qui est son paradis » (dernière phrase du texte).
Si Adorno écrit cela, c’est bien sûr parce qu’il voit une tendance chez ses proches et chez lui-même : nous sommes tous inclinés à abandonner toute valeur intellectuelle, parce que c’est dur, exigeant, que cela prend du temps, que cela ne rapporte rien ou presque, et que ça ne permet pas de s’adresser aux masses. L’époque nous prend dans une double-pince : le travailleur intellectuel a mauvaise conscience quand il fait des recherches ardues, car cela ne parle pas aux masses, n’améliore pas le sort commun ; il a mauvaise conscience quand il vulgarise, car alors il doit nécessairement tronçonner la pensée.
Mais la mauvaise conscience est désormais ce que nous avons de meilleur.